Quand Arminius Vambéry (1832-1913) franchit la porte de Khiva en 1863, il est un des premiers occidentaux à pénétrer cette cité sainte de l’Asie centrale. Crâne rasé, couvert du chapeau pointu et vêtu d’oripeaux distinctifs des derviches[1] dont il faisait croire qu’il était, il arrive de Téhéran au milieu d’une caravane, accompagné d’une bande de mendiants qui lui vouent un grand respect. Vambéry est en fait un savant hongrois, parlant parfaitement plusieurs langues, dont le turc, le persan et l’arabe, grand connaisseur de l’Islam et des traditions orientales. Ces atouts lui permettront de se sortir de situations périlleuses et de gagner le respect de ses hôtes de marques, comme le khan de Khiva. C’est l’époque du « Grand Jeu »[2], désignant les rivalités anglo-russes en Asie centrale. Souvent espions et marchands précédaient les armées colonisatrices. C’est dans ce contexte tendu que Vambéry parcourut cette région au climat politique et militaire instable, et qu’il en fit le récit dans un ouvrage[3] qui connut un beau succès à la fin du XIXème siècle à Londres et Paris.  

Dix ans après l’arrivée de Vambéry, les Russes pénètrent dans Khiva en 1873, après avoir conquis le reste du pays. La région de Khorezm, dont Khiva était la capitale, fut rattachée à l’Ouzbékistan en 1924, avec la création des républiques socialistes soviétiques de l’Asie centrale. Le pays obtient son indépendance en 1991, avec l’effondrement de l’empire soviétique.

La dégradation des monuments, mosquées, medersas (ou madrasas), portes monumentales, bazars, mausolées, caravansérails, ont entamé leur déclin depuis l’affaiblissement des khanats au milieu du XVIIème siècle. À Khiva ce n’est qu’à partir de 1967, soit sous l’ère soviétique, qu’ils sont restaurés sous l’égide de l’Unesco. La vielle ville de Khiva, devenu un musée à ciel ouvert à l’intérieur de son épaisse muraille de terre, est inscrite sur la liste du patrimoine mondial depuis 1990. On mesure le chemin parcouru, et l’importance de la reconstruction des principaux monuments en comparant la situation actuelle avec des photos de la première moitié du XXème siècle. Ces restaurations sont comparables à celles de Viollet-le-Duc sur le château de Pierrefonds, ou celles de Bodo Ebhardt sur le château du Haut-Koenigsbourg. Et les destructions n’ont pas cessé : voulant faire de juteuses opérations immobilières en centre-ville, des promoteurs ont entamé des démolitions sur le vieux boulevard russe de Samarkand, fait de constructions basses et homogènes. En 2019, l’Unesco menaçant de retirer son label, ces destructions cessèrent.  

Mais la magie orientale de ce décor des mille et une nuits opère une transmutation, si ce n’était le nombre important de touristes et la rapacité des marchands omniprésents sur les sites. Ces derniers rappellent que nous sommes sur l’ancienne route de la soie, et les tapisseries chamarrées dont elles sont faites festoient l’entrée des échoppes installées dans les anciennes médersas, autrefois lieux d’enseignement de la théologie musulmane. Cette route empruntée d’ouest en est lors d’un récent voyage, de Khiva à Tachkent, est chargée d’histoire, sur un territoire fait de montagnes enneigées, de déserts torrides et de fleuves apportant la vie. Sur leurs bords s’étalent des villes avec leur passé enserré dans des restes de murailles en terre. Autour la ville coloniale tsariste et soviétique s’est construite au milieu de vastes parcs et jardins. Enfin, l’urbanisme du XXIème siècle s’étale de façon anarchique avec des bâtiments imitant pâlement et maladroitement les splendeurs du passé.

Ce territoire a d’abord été dominé par les Perses, puis traversé par Alexandre le Grand en 330 av. JC lors de sa folle équipée qui le mena jusqu’en Inde. Puis conquis par les arabes au VIIème siècle répandant l’Islam dont Boukhara devint un important foyer culturel. À partir du XIIIème siècle ce fut la déferlante du peuple nomade mongol avec à sa tête Gengis Khan, portant des coups fatals et destructeurs aux villes conquises. Il impose une paix sûre et durable à cette vaste contrée d’Asie centrale, traversée par quelques courageux aventuriers occidentaux en route vers la Chine, comme Marco Polo. C’est l’ouverture de la route de la soie qui se concrétise au XIVème siècle avec un nouveau conquérant, Timur Lang (Timour le boiteux, devenu Tamerlan pour les occidentaux), qui se fait proclamer émir de Transoxiane en 1370 et élargit son territoire par l’annexion guerrière des pays voisins. Il fit de Samarkand sa capitale qu’il dota des monuments que l’on voit aujourd’hui, reconstruits, en même temps qu’un haut lieu d’artisanats et d’échanges commerciaux entre l’Extrême-Orient et l’Occident, entre Pékin et Venise. L’effondrement de l’empire Timouride au XVème siècle coïncide avec le déclin des grandes routes caravanières, la voie maritime étant privilégiée. Les régions d’Asie centrale connaissent un lent déclin entre la fin du XVIème siècle et celle du XIXème siècle. Faute de revenus en taxes et recettes sur les échanges commerciaux, bâtiments urbains et irrigations agricoles se dégradèrent faute d’entretien. La situation empire avec les rivalités entre les trois khanats ouzbeks restant, Khiva, Boukhara et Kokand, eux-mêmes attaqués par leurs voisins comme Khiva subissant des raids turkmènes à l’ouest. C’est dans ce contexte de décadence que les troupes tsaristes envahissent l’Asie centrale à partir du milieu du XIXème siècle[4], devançant les Anglais occupés par d’autres conquêtes coloniales plus à l’est, l’Inde, l’Afghanistan et la Birmanie. À partir de 1917, les soviétiques découpent la région en républiques rattachées à l’Union soviétique, et Staline finit de soumettre ces nouveaux états en éliminant les élites locales, en imposant la langue russe, et en concentrant l’agriculture sur une seule production, le coton.

En 1900, trente sept ans après le dangereux et rocambolesque périple d’Arminius Vambéry, deux jeunes médecins français fraîchement diplômés, Alcée Durrieux et René Fauvelle, assouvissent leur rêve, voir Samarkand. La situation dans cette contrée de l’Asie centrale a considérablement changé depuis la colonisation russe et la prise de la ville en 1868. C’est en train depuis Paris, en passant par Moscou, que les deux jeunes gens voyagent, la ligne se continuant même jusqu’à Tachkent, choisie pour accueillir l’Exposition universelle de 1890. C’est dire si le pays est sorti de sa léthargie, il ne renaîtra de ses cendres que plus tard : les visiteurs ne parlent pratiquement que de ruines quant aux monuments. Les deux jeunes médecins ne sont pas seuls, le voyage à Samarkand est devenu une destination à la mode pour les occidentaux.  

Au printemps 2024, au milieu d’une foule de touristes venus du monde entier, trois couples de Français traversent l’Ouzbékistan d’ouest en est, sur l’ancienne route de la soie. Ils découvrent ces trois villes au passé prestigieux, Khiva d’abord, puis Boukhara et Sarmarkand, auréolées de coupoles couvertes de céramiques vertes ou bleues brillant sous le soleil. Le premier jour à Samarkand, notre guide est une jeune femme russe : avec son mari et ses deux enfants, elle a fui la dictature de Poutine pour venir se réfugier en Ouzbékistan : triste retournement de situations. Me revient une chanson de Gilbert Bécaud : « Nathalie »…

 

Vincent du Chazaud, le 10 mai 2024

 

Samarkand : place du Registan

En haut, la madrasa Chir Dor (qui porte le lion), construite entre 1619 et 1635, faisant face à la madrasa Oulough Begh.

En bas, la madrasa Oulough Begh (petit-fils de Tamerlan qui lui succéda, mais surtout astronome qui fit construire un gigantesque sextant qui permit de faire une carte précise du ciel), construite deux siècles plus tôt, entre 1417 et 1420. Tentative  des Russes, sans succès, de redresser le minaret en le faisant pivoter.

 

[1]Derviche provient du mot persan signifiant « pauvre, mendiant ». Un derviche suit la voie ésotérique « soufie », celle d’une recherche spirituelle par le dénuement, l’austérité, la pauvreté, et de faire barrage à toutes les convoitises. Les capacités intellectuelles et spirituelles qu’ils en tirent en font des sages respectés, notamment des puissants.  

[2]« Grand Jeu », expression due à l’officier britannique Arthur Conolly, se rapporte aux rivalités russes et anglaises en Asie centrale, aux confins de leurs empires respectifs, de la Perse au Tibet en passant par l’Afghanistan et le Turkestan. À part la Perse et le Tibet, tous ces territoires sont le domaine de tribus sédentaires ou nomades constituées en émirats ou khanats combatifs. Musulmans pour l’essentiel, ils ont perdu le souvenir d’une antique grandeur liée au commerce caravanier de la Route de la Soie entre la Chine et le monde méditerranéen. Cette rivalité prend fin le 31 août 1907, quand la Russie et le Royaume Uni signent à Saint-Pétersbourg une convention définissant leurs sphères d’influence respectives.

[3]« Voyage d’un faux derviche dans l’Asie centrale de Téhéran à Khiva, Bokhara et Samarcand » publié par Hachette en 1865.

[4]À la fin du règne de Nicolas Ier, en 1855, les steppes kazakhes ont été annexées à l’empire tsariste. La Russie entreprend de soumettre alors les trois khanats ouzbeks du sud : le khanat de Kokand et Tachkent, celui de Boukhara et Samarkand, enfin celui de Khiva. Pour la Russie, leur annexion répond à une double nécessité. Priver les Kazakhs d’alliés potentiels au sud et dissuader les Anglais, maîtres du Cachemire depuis 1846, de faire main basse sur cette région. Elle est menée à bien sous les ordres du général Constantin von Kaufmann, qui pénètre en 1868 à Boukhara puis à Samarkand le 1er mai. Tous ces territoires sont intégrés dans une nouvelle province impériale, le Turkestan, placée sous son autorité et dont la capitale est fixée à Tachkent. Suivra la prise de Khiva en 1873.