BILLET n°193 – ILS NE SONT PAS LES SEULS…[1]

C’est un billet malheureusement « ordinaire », de ceux dont on se demande s’il faut encore l’écrire, tant il a été écrit sur ce thème, tant « ils ne sont pas les seuls » dans cette situation… Je veux parler des sans-logis, ce qui bien sûr, pourrait nous ramener à notre tristesse et à notre stupeur à propos de l’abbé Pierre… Bon, mais il s’agit bien de logement, ou plutôt de loger les plus démunis, ceux sans moyens, ceux poussés vers notre pays par la faim, le désespoir, la violence… et le désir de liberté, l’une de nos valeurs républicaines, à côté de la fraternité et de l’égalité.

 

Voilà l’histoire.

L’autre jour, alors que je reprisais mes chaussettes, un ami écrivain public m’appelle au téléphone. Il me dit son désarroi devant une famille à la rue… Bêtement je lui réponds : « Ils ne sont pas les seuls, n’en fais pas une histoire personnelle… » Il a raccroché aussitôt. J’ai imaginé alors combien il devait être effondré par ma réponse. Le lendemain je suis allé voir cet ami pour s’expliquer, et il m’a raconté cette histoire.

La guerre en Afghanistan contre les talibans est déclenchée en 2001 par les Etats-Unis à la suite des attentas du 11 septembre. Ils sont rejoints par une coalition occidentale dont la France faisait partie. Ce sera la plus longue guerre de colonisation de l’Après-guerre, soit vingt années après le départ précipité et dans des conditions déplorables en 2021 des troupes américaines, précédées par les troupes de la coalition européenne. Vingt années sans pouvoir éradiquer les talibans (étymologiquement « étudiants » ou « chercheurs »), organisation fondamentaliste musulmane sunnite qui reprend les rennes du pouvoir, un régime d’arriérés machistes et psychopathes. Ils ne peuvent souffrir la moitié de leur communauté, c’est-à-dire les femmes, sinon que comme esclaves, et la moitié de l’humanité, c’est-à-dire les non musulmans, des mécréants dont il faut débarrasser la terre par le Djihad.

On se souvient de ces images pathétiques de l’aéroport de Kaboul fin août 2021, au moment du retrait des armées occidentales : une foule envahissant le tarmac, certains sont hissés sur les ailes d’avions. Ces désespérés cherchent à échapper à ce régime inique que nous devions éradiquer et tentent de trouver ailleurs la liberté que nous leur avions promise. Certains ont pu fuir, de différentes façons, c’est ce qui fit la famille Pashan avec ses faibles moyens mais avec une volonté aussi inébranlable que la montagne dont elle vient. Aujourd’hui, ils sont nos « Harkis », comme ces Algériens supplétifs de l’armée française, souvent contre leur gré, abandonnés en 1962 à la déclaration d’indépendance. Pour ceux qui ont pu échapper à des représailles atroces, on sait les conditions honteuses dans lesquelles ils furent « accueillis » en France[2].

Le père, Amir âgé de 30 ans, mais il peut aussi s’appeler Daoud[3], Amrullah, Mujahid, est parti à pied d’Afghanistan en juillet 2021, au moment du départ des troupes occidentales. Il était berger, mais l’arrivée des talibans au pouvoir l’a fait craindre pour sa famille, en particulier sa fille qu’il veut scolariser. Après un trajet que l’on peut imaginer plein de dangers mais aussi de solidarités, au bout de six mois il est en France où il est autorisé à travailler. Aujourd’hui il a un emploi en CDI dans le bâtiment, son salaire est un Smic. Il s’exprime assez bien en français. Après deux années de travaux à droite et à gauche, Amir a pu mettre suffisamment d’argent de côté pour faire venir sa famille. Sa femme est arrivée en France avec leurs deux enfants en janvier 2023 par avion, elle ne parle pas le français, et surtout ne le lit pas, le Pachtoune étant une écriture différente du français. Elle s’occupe du foyer et fait de la couture, grâce à la machine à coudre achetée d’occasion. Tous les membres de la famille sont en situation régulière, ils sont en possession de titres de séjours. Ils étaient pourtant dans le désœuvrement le plus complet quand ils sont venus solliciter de l’aide pour remplir un formulaire de logement social. Ils vivaient dans la rue, les enfants n’étaient pas scolarisés. Cette famille est pourtant en situation régulière, le mari a un travail pour lequel il s’est mis en disponibilité afin de protéger femme et enfants le temps de trouver à se loger. Ils sont à la rue, dorment sous les ponts à Rosa Parks où rodent dealers, alcooliques, toxicomanes et rats, les enfants ont attrapé la gale.

Avec l’aide de la mairie du 18ème, les enfants ont pu être scolarisés. Jusque là ils étaient passés au travers des mailles du filet des assistants sociaux. L’assistante sociale scolaire de l’école a pris en main leur dossier et a reçu la famille. Depuis les enfants continuent d’être scolarisés dans cette école. Après plusieurs hébergements temporaires en périphérie de Paris par le « 115 », un studio de 20 m2 leur a été proposé dans Paris intra-muros. Cette location leur aurait permis de les domicilier, de disposer d’une cuisine et d’une salle d’eau, mais l’étroitesse du logement pour quatre personnes ne leur permettait pas de toucher les aides personnalisées au logement (APL). Sans cette aide, le salaire du père (le SMIC) ne pouvait suffire à faire vivre la famille.

Alors voilà aujourd’hui l’argument entendu partout : « ils ne sont pas les seuls »… et alors ? Est-ce une raison pour laisser errer une famille avec ses trois enfants (un troisième est né entretemps)? On nous dit : « non, ils sont logés »… Oui, dans un hôtel de banlieue, loin des regards, où il est interdit de cuisiner, où ils peuvent rester une dizaine d’années (c’est la durée moyenne avant l’obtention d’un logement social à Paris et en région parisienne). Vous resteriez dix ans dans un hôtel de banlieue avec votre famille, sans pouvoir cuisiner, avec douches collectives ? Durant les deux mois de jeux olympiques à Paris, si consensuels, si conviviaux, le père n’a pas pu travailler, les transports étant très compliqués et les habitants des pavillons étant partis en vacances. Il est resté sans salaire durant deux mois, et les bureaux des caisses d’allocations familiales étaient fermés.

Leur cas est préoccupant… Toutes les sonnettes tirées ne laissent pourtant que des portes fermées, ou entrouvertes avec des « ils ne sont pas les seuls… ». Et pourtant, ils aiment la France, ils veulent y vivre et se démènent pour le faire, les enfants veulent apprendre le français et servent maintenant d’interprètes aux parents, tout est réuni pour une intégration comme l’ont fait beaucoup de nos ancêtres…

En quittant cet ami je me suis senti coupable : « c’est le pire qui puisse arriver à un architecte… ne pas pouvoir loger cette famille. De plus, ils ne sont pas les seuls… »

Vincent du Chazaud, le 20 octobre 2024 

 

[1] Lire la chronique d’Alain Frachon dans Le Monde du 18 octobre 2024, intitulé « La longue nuit des Afghanes ».

Voir l’exposition « No Woman’s Land » (14ème Prix Carmignac du photojournalisme) au Réfectoire des Cordeliers, rue de l’École de Médecine dans le 6ème arrondissement, du 25 octobre au 18 novembre 2024, et Port de Solférino, face au musée d’Orsay du 31 octobre au 18 décembre 2024. Cette exposition poignante dit tout sur la condition des filles et des femmes en Afghanistan qui empire de jour en jour depuis la prise du pouvoir par les talibans en août 2021.

[2] Voir l’excellent ouvrage d’Alice Zeniter, L’art de perdre, éditions J’ai Lu, 2019

[3] Voir l’excellent film de Julie Navarro, Quelques jours pas plus, sorti en avril 2024 avec comme acteurs principaux Amrullah Safi, Benjamin Biolay et Camille Cottin.