BILLET n°197 – TURQUERIE, ORIENTALISME ET JAPONISME

Bonnard et le Japon est une exposition qui s’est tenue à l’hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, du 30 avril au 6 octobre 2024. Un intéressant catalogue a été publié à l’occasion de cette exposition (1) . C’est en allant à la bibliothèque Méjannes d’Aix-en-Provence pour exhumer un manuscrit de Camus, un texte demandé par Le Corbusier pour accompagner son documentaire sur la Cité radieuse de Marseille, que je suis allé voir cette exposition. Est-ce Bonnard qui m’a ouvert à l’art de l’estampe japonaise, ou l’inverse ? Ça m’a incité à élargir la question des influences dites « exotiques » dans l’art, notamment en peinture.

Depuis les grandes explorations au XVème siècle, l’Occident s’empare des nouvelles découvertes et les intègre dans les arts et la littérature. Le mot « turquerie » est souvent utilisé jusqu’au XVIIIème siècle pour désigner l’engouement pour tout ce qui vient de l’Orient, passant par la Turquie. L’Empire ottoman, alors craint, est courtisé par François Ier comme par Louis XIV, et la mode comme les arts s’en font l’écho.

Au tournant des XVIIIème et XIXème siècle, on parle de l’ « égyptomanie » au retour de l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte entre 1798 et 1801, diffusée par les 167 savants, ingénieurs et artistes embarqués dans cette aventure. Là encore, notamment les Arts décoratifs, la sculpture et la peinture, sont influencés par l’art de l’Egypte antique.

À partir du milieu du XIXème siècle, et notamment après les conquêtes coloniales en Afrique du Nord et en Asie du Sud-est, c’est le terme d’ « orientalisme » qui sera utilisé. Des artistes cherchent à s’affranchir de l’académisme, autant pour la technique que pour le choix des sujets, et découvrent des mondes artistiques nouveaux, parfois pour les motifs, scènes ou paysages, mais aussi pour les techniques comme celles de l’estampe au Japon.

L’Afrique du Nord, Eugène Delacroix la sillonne dès 1831 et dessine des carnets de croquis colorés à l’aquarelle, qui lui serviront dans son atelier pour ses toiles, comme « Femmes d’Alger dans leur appartement» (1834), « La Chasse au lion » (1855). Mais la colonisation n’est pas sans risque sur les us et coutumes locaux. À Alger il est outré par la conduite des militaires et des colons et il écrit : « J’ai vu en 1832 à Alger, un an et demi seulement après la conquête, les changements les plus bizarres (…) On s’empressa surtout à percer partout des fenêtres à notre mode sans s’inquiéter de l’horrible chaleur. » (2) Delacroix reste le plus représentatif parmi les peintres de ce courant « orientaliste » qui, dégagé de tous préjugés occidentaux, se teinte de romantisme et d’érotisme, comme plus tard avec le peintre Étienne-Nasreddine Dinet ou Henri Matisse (Nu bleu, souvenir de Biskra, 1906), à la charnière des XIXème et XXème siècle. Ce courant essaime également en littérature (Eugène Fromentin), et en architecture notamment dans l’Algérie coloniale sous l’impulsion du gouverneur général Charles Jonnart (1857-1927), avec Albert Ballu (cathédrale d’Oran, casino de Biskra), Henri Petit (La Dépêche Algérienne, médersa d’Alger) ou Marius Toudoire (gare d’Oran et Grande poste d’Alger avec Jules Voinot).

Avant qu’il n’inaugure la « Maison de l’Art nouveau » à Paris, Siegfried Bing, marchand passionné d’art, ouvre en 1874 un commerce de vente d’objets venus d’Extrême-Orient, principalement de Chine et du Japon où il a voyagé. Baptisée « Fantaisies japonaises », cette galerie participe à la diffusion du japonisme, une source d’inspiration pour certains artistes qui cherchent d’autres voies nouvelles après celle de l’impressionnisme.

Si la lumière et les couleurs du Midi de la France ont été un choc pour Vincent van Gogh (1853-1890), homme du Nord, quand il s’installe à Arles en 1888, il se dira aussi « Japonais dans l’âme ». Ébloui et inspiré par le Japon, il fait une copie de « La Courtisane » de Eisen (1887), puis peint inspiré d’Hiroshige et d’Hokusai « Les Iris » (1889) et « L’Amandier en fleurs » (1890). Ce dernier tableau est peint pour la naissance de son filleul Vincent Willem, le fils de son frère Théo auquel il écrit : « Et on ne saurait étudier l’art japonais (…) sans devenir beaucoup plus gai et plus heureux. Il nous fait revenir à la nature malgré notre éducation et notre travail dans un monde de convention ? » Et aussi « Leur travail est aussi simple que de respirer et ils font une figure en quelques traits sûrs avec la même aisance, comme si c’était aussi simple que de boutonner son gilet. » (3)

Pierre Bonnard (1867-1947), lui, est surnommé le « Nabi très japonard »(4) … Il est né en 1867, soit un an avant l’ère Meiji qui mit fin à la politique d’isolement volontaire du Japon. Très tôt Bonnard éprouve une véritable fascination pour les estampes japonaises, dans lesquelles il trouve le moyen de s’émanciper de l’enseignement académique des Beaux-arts. Il s’en inspire jusqu’au pastiche dans un étonnant paravent avec oiseaux et fleurs sur fond rouge comme une laque, peint en 1889. Comme dans les estampes japonaises qu’il collectionne, Bonnard utilise la couleur avec abondance, mais n’use plus des effets de clair-obscur, efface les ombres portées, réduit la perspective à une succession de panneaux comme un décor de théâtre. Le tableau peint dès 1892, « La partie de croquet » en est une magnifique illustration, suivi de nombre d’œuvres comme « L’atelier au mimosa » peint entre 1929 et 1946, et cet « Autoportrait » de 1945 où son visage sans aspérité et ses yeux en amande lui confèrent un air asiatique, un « hibakusha » (5) avec les orbites vides…

Si les artistes européens se passionnèrent pour l’art japonais, par un mouvement de balancier l’art occidental pénétra le Japon, déjà durant le XVIIIème siècle à l’époque d’Edo avec les Hollandais, seuls autorisés à commercer avec le Japon. La technique de la gravure sur cuivre, également les modes d’expression avec la perspective, l’ombre portée et le clair-obscur, puis la peinture à l’huile à la fin du XIXème siècle, attirent les artistes japonais et sont enseignés dans les écoles artistiques par des artistes italiens.

« J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon », écrit Pierre Bonnard en 1946. Oui, monsieur Bonnard, vous volez d’exposition en exposition, comme un papillon immortel de fleur en fleur… et votre peinture agit bien au-delà de l’an 2000.

Vincent du Chazaud, le 25 novembre 2024

1 Bonnard et le Japon, In Fine éditions d’Art, Paris, 2024
2 Eugène Delacroix, Souvenirs d’un voyage dans le Maroc, 1832, Éditions Gallimard, Paris, 1999.
3 Vincent van Gogh, Lettres à son frère Théo, Éditions Grasset, Paris, 2002
4 Surnom donné par Félix Fénéon en 1892.
5 On appela hibakusha les victimes des bombes atomiques de 1945, littéralement « les personnes ayant subi le bombardement ».

Pierre Bonnard, La Partie de croquet, 1892

 

Pierre Bonnard, Autoportrait, 1945