BILLET n° 203 – LARBI MERHOUM ET ALVARO SIZA

Le 24 janvier, lors des « Nuits de la lecture », une manifestation annuelle organisée par le Centre national du livre (CNL), dans l’étonnante librairie Tiers-Mythe de la rue Cujas j’ai lu deux courts textes en lien avec l’Algérie, le premier est la description d’un village isolé près de Sétif, le second est une réflexion à propos du legs de l’architecture coloniale.

Le premier est un roman de Boualem Sansal intitulé « Le village de l’Allemand, ou le journal des frères Schiller ». Le narrateur, âgé d’une trentaine d’années, envoyé très jeune en France chez un oncle, redécouvre le village de son enfance. Nous sommes en 1994, leurs habitants ont été sauvagement assassinés par des islamistes, ce que ces derniers réfutent, mettant ce massacre sur le dos des autorités. Parmi les victimes, le parents du narrateur. Son père est allemand, un ancien nazi actif dans les camps d’extermination, puis devenu instructeur aux côtés du FLN et à ce titre ancien moudjahidin ; sa mère est algérienne, native du village.

Le second, « Palabres algéroises », est une conversation sur l’architecture et l’urbanisme entre deux architectes algériens, Habib Benkoula et Larbi Merhoum, ce dernier une des figures importantes de l’architecture contemporaine en Algérie. Dans le passage lu, ils évoquent le legs de l’architecture coloniale. Dans ce livre, « Palabres algéroises » (1) , Merhoum et Benkoula se livrent à un numéro de questions/réponses, une « conversation sur l’architecture » comme le complète justement le titre, qui parfois ressemble plus à un monologue.

Dans son sens ancien, le mot « palabre » désignait un présent fait à un roi des côtes d’Afrique noire pour se concilier ses bonnes grâces, puis par extension, les pourparlers à l’occasion de la remise de ces présents. Aujourd’hui, le terme est utilisé pour désigner des discussions interminables et oiseuses (2). Bon ce n’est pas le cas avec ce livre, mais Larbi Merhoum confie tout de même dans un premier prologue qu’il n’a « jamais vraiment compris ses questions (celles d’Habib Benkoula) aux tournures complexes, mais il a chaque fois eu la délicatesse d’accepter mes réponses (celles de Larbi Merhoum) ! »

Cette conversation sur l’architecture ressemble à s’y méprendre à du Léo Ferré : les deux premiers tiers du livre, c’est beau et mystérieux comme « La mémoire et la mer », le dernier tiers c’est beau et limpide comme « C’est extra »…
Exemple avec Habib Benkoula : « Le patrimoine architectural n’est pas que spatialisé. C’est ce que je crois avoir compris de tes propos. L’empreinte mémorielle est pour beaucoup dans l’esquisse d’une appropriation matérielle. C’est une façon de rattraper l’autre dans son avance. Inconsciente ou pas, elle est aussi le témoignage d’une capacité à rattraper l’autre dans son développement, lequel est actuel, plus actuel comme monnaie d’échange, contre la fin de cycle de notre développement d’antan. Si tu es d’accord avec ce propos, confus peut-être (3), que penses-tu donc du patrimoine en Algérie ? Bien sûr le propos que j’avance concerne le rapport différencié que nous avons avec les deux héritages historiques, arabo-musulman et européen. » Réponse de Larbi Merhoum : « Waouh, j’ai émis des idées aussi compliquées ? » (p.65).
Plus loin Habib Benkoula récidive : « Je comprends, enfin je crois comprendre, ce que tu veux dire, plus que ce que tu ne dis pas » (p.72).

Comme ça part dans tous les sens, au gré de questions parfois redondantes et obsédantes (comme sur le patrimoine colonial), j’ai du mal à résumer le livre… mais c’est bien Larbi Merhoum, architecte iconoclaste, que l’on retrouve quand il dit : « Et puis je me réclame théoriquement paumé et fondamentalement polygame ! J’ai droit à quatre architectes, non ? » (page 92). Ces quatre architectes, Le Corbusier et Adolf Loos, Henri Ciriani et Henri Gaudin, étaient ceux convoqués pour deux projets, celui de la bibliothèque du Télemly, et celui du siège de l’ARPC. De sa bibliothèque du Télemly, il dit aussi : « (elle) célèbre la cote 100 du Corbusier en y convoquant Adolf Loos et Piet Mondrian dans une certaine continuité de l’épopée moderne d’Alger. » (p.92). Ces citations correspondent bien à ce qu’est parfois l’architecture algéroise contemporaine, elles ajoutent à l’extérieur de l’austère architecture cubique ottomane algéroise, une pointe de ce que celle-ci cache à l’intérieur, un riche décor fait de céramiques et de couleurs.

Le livre est ponctué de dessins des projets de Larbi Merhoum, feutre et lavis, qui nous donnent un aperçu de sa production architecturale, faite d’interrogations à la fois sur le site, sur la fonction, sur la filiation, sur la modernité, sur l’homme en général aujourd’hui et sur celui en particulier qui vit où il construit.

 

Bibliothèque Mouloud Feraoun au Télemly, Alger (2001-2012),
Larbi Merhoum architecte.

 

Un autre livre, celui d’Alvaro Siza, « L’homme qui n’écrivait pas » (4), est publié chez Parenthèses, excellente, rare et courageuse maison d’édition, sur l’architecture, l’urbanisme, l’écologie, enfin tout ce qui touche de près ou de loin à nos espaces de vie, à la terre entière en somme. Le livre rassemble 65 textes, souvent courts, sur presque 800 conservés par Alvaro Siza dans ses carnets de dessins ou ses notes éparpillées.

La lecture des écrits de Siza est parfois mystérieuse, absconse, le titre révèlerait-il la vraie nature de Siza ? Un architecte et un dessinateur avant tout ? Les dessins accompagnant le texte nous le prouve et nous remplissent les yeux et l’esprit.
Siza relie l’architecture à la poésie, ce qui n’est pas étonnant si on en prend l’étymologie grecque, poiein, celui qui fabrique une création de l’esprit : « Penser l’architecture passe toujours par l’attention que je porte aux écrivains et parmi eux les poètes surtout, champions, artificiers des songes, habitants de la solitude »(p.123).
Le détail, comme le mobilier, a une grande part d’attention chez Siza, surtout la chaise Thonet, dont il dit que « Le Corbusier l’utilisait tout le temps ». On la trouve encore partout, dans tous les lieux publics ou privés de par le monde. Et c’est dans une exposition de mobilier moderne que Siza, repérant une simple Thonet qui resplendissait (et détonait aussi parmi toutes celles exposées), il s’approche, se penche sur l’étiquette et lis : « chaise Thonet, dessin d’Adolf Loos, 1898 » (p.194).

Chaise Thonet (hêtre courbé et cannage), dessinée par Adolf Loos vers 1898 pour le Café Museum de Vienne, dont il est l’architecte.

 

Grâce à ses dessins, ce livre d’Alvaro Siza est pour moi sans doute un des plus beaux livres écrit par un architecte, avec « La table blanche et autres textes » d’Alvar Aalto, toujours aux éditions Parenthèses. Les dessins de voyage d’Aalto, surtout autour du bassin méditerranéen, Grèce (Delphes, Olympie, Mycènes, Athènes…), Italie (Venise, Toscane, Sicile…), Espagne (Saragosse, Tolède…), Maroc (Marrakech…) accompagnent ses textes, principalement des discours ou des articles.

               

Siza : Machu Picchu, Pérou (1995)          Aalto : Temple d’Apollon à Delphes, Grèce (1953)

Vincent du Chazaud, 10 mars 2025

(1) Habib Benkoula, Larbi Merhoum, Palabres algéroises – Conversations sur l’architecture, Éditions Barzakh, Alger, 2024.
(2) « Le petit Robert », éditions dictionnaires Le Robert, Paris, 1992.
(3) Faute avouée est à moitié pardonnée
(4) Alvaro Siza, Celui qui n’écrivait pas, textes réunis, traduits et présentés par Dominique Machabert, Éditions Parenthèses, Marseille, 2024.