Ecrire cent billets, était-ce bien utile ? Et faut-il à cette occasion faire un billet « exceptionnel » ? Non, cent c’est un chiffre comme un autre, comme 1, comme 13, comme 22, comme 666, comme un million, alors… continuons comme avant, comme on peut, vers là où nous portent nos envies, nos espoirs, nos passions, mais aussi nos peines, nos découragements, nos révoltes.
Patrice Dalix, tout le monde à la CEACAP le connaît comme architecte et comme expert, mais tout le monde ne sait pas qu’il écrit et qu’il vient de publier son second ouvrage[1], « Esprit de lieux». Comme le premier, « Chroniques d’un architecte coopérant »[2], ce sont ses expériences, ses souvenirs, ses voyages qu’il nous livre, et sa vie est suffisamment riche en découvertes de toutes sortes et son érudition suffisamment vaste pour que ce qu’il en écrit soit, sinon agréable par la lecture, captivant de découvertes, fécond en réflexions.
Je n’avais pas pris le temps de citer son premier livre paru fin 2013 dans un précédent billet… j’avais pourtant pris des notes, j’en livre ici quelques-unes. Sur la forme du récit tout d’abord, l’auteur s’est « caché » derrière un dénommé « Paul », architecte coopérant dans roman simulé, sans doute par modestie en évitant la première personne. Cela lui permit aussi une plus grande liberté d’écriture lorsque les situations peuvent être délicates pour l’auteur ou les protagonistes, et probablement de grandir son personnage, et en se servant de la fiction pour enrichir ou déformer la réalité. Du coup ce témoignage, car avec Paul c’est bien de Patrice qu’il s’agit, perd un peu en crédibilité, et c’est dommage. Ses aventures à la « Tintin » me rappellent celles décrites par mon grand-père maternel dans son livre « Au soleil couchant de l’empire », écrit celui-ci à la première personne. Il y raconte son expédition depuis la France, d’Oran à Yaoundé, de Dakar à Abéché aux débuts des années 1950, soit 40.000 kilomètres sur les pistes de l’Afrique occidentale, colonie française à cette époque. Il avait le projet d’implanter un élevage extensif d’ovin, au Cameroun d’abord, au Tchad ensuite, la voiture chargée d’un bélier mérinos qui devait assurer la reproduction d’une race nouvelle. Ces deux expériences furent des échecs, ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient inutiles, ce que confirme la situation actuelle.
En relisant ces deux livres, j’ai trouvé une belle similitude entre Paul (Patrice Dalix) et Pierre (Peignon, le grand-père), dans ce qu’ils ont eu le sentiment d’avoir une « mission » à accomplir, dans le sens de « missionnaires » laïcs, animés tous les deux d’un profond respect des autres civilisations et des hommes, considérés comme des « frères » auxquels on vient apporter avec modestie et délicatesse une aide, certes parfois maladroite et inadaptée.
Pour son second livre « Esprit de lieux », l’érudition de Patrice Dalix fait que pour chaque lieu, non seulement avec lui nous tentons d’approcher le « genius loci », l’esprit du lieu, mais également nous nous enrichissons de l’ « historia loci », l’histoire du lieu. Cette dernière, qui participe à l’esprit du lieu, se communique plus aisément, le premier étant davantage une affaire personnelle, dépendant de tant d’autres facteurs. Ses souvenirs, ses impressions, sont accolés à l’histoire des lieux, ce qui en augmente la densité, reliant le présent au passé, l’émotion au sacré. C’est ainsi que ce voyageur, pour son plaisir, pour ses loisirs, pour son travail, nous immerge avec lui dans les sites et les situations qui l’ont marquées, parfois au sens propre comme dans sa descente des « Canones y Barrancos de Huesca » en Espagne, avec Michel Serres lequel, fourbu et harassé, en fit sur le coup un récit halluciné confié aux lecteurs de ce livre.
Patrice Dalix ne trouve pas toujours, pour diverses raisons qui tiennent, comme il dit, à la fois de l’émission procurée par le lieu et de l’état de réception de celui qui reçoit. Quand « ça marche », c’est cette « appropriation » de lieux, au sens intellectuel et non physique, qu’il nous fait partager ; chacun garde en soi ses propres lieux de mémoire, les siens il nous les fait partager, élargissant notre champ de connaissances et pour les lieux que nous connaîtrions déjà, nous ouvrant à d’autres sensations que nous n’aurions pas connues. Il conclut son livre en questionnant sur ce qu’est l’esprit du lieu, après avoir correspondu avec Michel Serres et Régis Debray. Sa réflexion à propos des lieux dont il nous a fait partagé son expérience, c’est qu’ils sont à la fois une réalité, un ancrage dans le temps et dans l’histoire, et une utopie, une expansion dans l’espace universel. L’esprit du lieu, c’est sans doute la conjonction des deux.
Yves Belmont, c’est un ancien camarade avec lequel j’ai tenté d’étudier l’architecture à l’ENSAI de Strasbourg. C’est le seul avec lequel j’ai gardé un lien continu, bien que distendu, jusqu’à aujourd’hui. Lui qui ne savait rien du dessin en entrant à l’Ecole, en est passé maître en sortant, à force de travail et de ténacité. Son diplôme, un musée, était un des projets le plus clair qui soit, le plus expressif et en même temps le plus poétique : l’influence de Le Corbusier y était visible. D’abord coopérant civil au Maroc, il est architecte des bâtiments de France à Digne, sillonnant les Alpes de Haute Provence avec sa 4L Renault. Frondeur, il ne fit qu’un court passage au Ministère et dirige deux ans le SDAP de Haute Savoie, pour ensuite devenir, à partir de 1999 et jusqu’à son départ en retraite en juin 2016, conseiller pour l’architecture à la DRAC de Rhône-Alpes. Au milieu de ses nombreuses activités, en 1996 Yves a soutenu une thèse de doctorat, « Esthétique des sites, architecture du paysage urbain », sous la direction de Françoise Choay.
En début d’année, j’ai reçu de lui un livre, « Chantiers improbables »[3], dans lequel lui aussi a compilé des histoires de lieux, desquels il a dégagé un « esprit ». Son livre porte en sous-titre « petites histoires, mémoire ». Yves Belmont prend les choses simplement, mais ne les accepte pas forcément comme telles. Son analyse des lieux et des situations le ramène au « bon sens », et du coup à des solutions simples et économes.
Après avoir ouvert l’enveloppe et en avoir extrait son livre, soudain plus rien ne bouge, je n’entends plus rien que le son de sa voix lisant ces petites histoires, passant du rire au sérieux, avec ce léger accent du midi qu’il n’a jamais vraiment quitté.
J’ai lu avidement ces « petites histoires » dignes de figurer dans la « grande histoire ». Tel un Pierre Sansot, il nous prend par la main sur les chemins escarpés mais ludiques de la poésie qui se dégage de la connaissance, pas celle apprise sur les bancs durs et râpeux d’école ou d’université, mais celle acquise au contact de gens et de lieux simples, de la vie en somme…
Dans sa bibliographie, il cite deux livres qui ne le quittent pas depuis l’Ecole d’architecture de Strasbourg, ce qui témoigne de sa fidélité pour les « purs et durs » :
-« Pourquoi des architectes » d’André Bruyère, dont je viens d’acheter le livre trouvé chez un bouquiniste, avec une dédicace de Bruyère.
-« Mémoires d’un architecte » de Fernand Pouillon, livre rebelle d’un homme j’ai pu rencontrer à Alger, un aigle dominant la ville, avant de chuter à son retour à Paris, peut-être hanté par son désir de revanche… pour peu il aurait pu devenir président de l’ordre des architectes si la mort ne l’avait emporté avant.
J’ai également reconnu « Construire avec le peuple » d’Hassan Fathy, qu’on a dû lire, lui comme moi, au moment où nous avons démarré notre métier au Maroc pour lui, en Algérie pour moi.
Merci Patrice, merci Yves pour ce que vous avez vécu et de nous le faire partager par vos écrits. Portez-vous bien, on attend de vos « nouvelles » dans d’autres livres avec impatience…
Vincent du Chazaud, 18 juin 2017
[1] DALIX Patrice, « Esprit de lieux, à la recherche de correspondances et de signaux cachés », éditions L’Harmattan, Paris, 2017
[2] DALIX Patrice, « Chroniques d’un architecte coopérant », éditions L’Harmattan, Paris, 2013
[3] BELMONT Yves, “Chantiers improbables, petites histories”, auto edition par internet via yves.belmon@gmail.com, février 2017. Autres publications d’Yves Belmont:
-“Hautes Provence habitée, relevés d’architecture locale », Edisud, Aix-en-Provence, 1985, en collaboration avec Claude Perron.
-« Calades et pavements décoratifs », Editions du patrimoine, Paris, 2014, en collaboration avec le Cerema, Alain Arméni et le Crmh, Jannie Mayer.