Après « création » et « production » de l’architecture, il y a « utilisation » puis « appropriation », ce que cette architecture peut devenir dans le temps et susciter quand elle appartient à l’histoire. A ce sujet l’aventure de « Climat de France », aujourd’hui Oued Koriche et que ses habitants appellent ironiquement « Climat de souffrance » ou bien la « Colombie « , est éclairante sur les déformations que peuvent provoquer une figure imposante de l’architecture, ici Fernand Pouillon qui construisit ce quartier en 1956[1]. Est-ce le fait qu’il aurait « porté des valises » durant la guerre d’Algérie ? Ou qu’il ait choisi l’Algérie pour s’installer et se refaire à sa sortie de prison en mars 1964, après l’affaire du « Point du jour « , quand la justice lui a honteusement fait supporter tout le poids d’une escroquerie immobilière politico-financière ? Il aura fallu plus de quinze ans avant qu’il ne soit amnistié.
Curieusement ce nom de « Climat de France » donné à ce quartier fait écho à des propos tenus par Pouillon quinze ans après sa construction quand il déclare « je dois vous dire que je ne me rendais pas compte combien le climat en France était pesant et reste pesant pour moi ». [2]
Pouillon prétend que l’architecture monolithique de « Climat de France », dont il dit que « personnellement (elle lui) plaît moins que Diar-El-Mahçoul parce qu’(il) préfère habiter un endroit plein de fantaisie »[3], a été commandée par la nature du terrain, glissante et instable. Ce n’était pas son premier projet, plus urbain, moins monumental, plus fluide, moins autoritaire. Mais encore faudrait-il que l’on puisse se procurer les premières esquisses. Pouillon trouvera un argument à cette monumentalité des espaces publiques, afin de compenser l’exiguïté des espaces privés. « Même à Climat de France, c’est parce que nous avons construit la maison des plus pauvres qu’il y a ce portique de six cents mètres de long. J’ai souvent dit et je répète : plus la cellule est petite, plus l’architecture doit être souveraine. On en arrive à la ruche, qui est véritablement monumentale ; imaginez que l’on agrandisse une ruche mille fois (…) Traitons princièrement nos hôtes, dont les plus humbles sont les plus nombreux. »[4] Trente ans plus tard, pour son projet de logements sociaux du Nemausus à Nîmes, Jean Nouvel inversera l’idée et compose avec la rusticité et la modestie des matériaux pour offrir plus d’espaces intérieurs aux résidents, défiant les « normes HLM ».
Construit entre 1954 et 1959, soixante après « Climat de France » suscite des commentaires, des recherches, des articles, des photos, des analyses, des reportages. On comprend que Stéphane Couturier, photographe d’architectures souvent imposantes, gigantesques, monumentales, soit captivé par celle de Climat de France, qui rentre dans cette catégorie. La place impose par ses dimensions, 233 mètres par 38 mètres, qui sont celles du Palais Royal à Paris, minérale, plate, aujourd’hui un caravansérail à voitures ou arène pour combats de béliers, bordée sur son pourtour d’une galerie ponctuée de 200 colonnes surmontées de hauts murs en pierre de taille, avec en retraits aux derniers niveaux une façade en briques rouges derrière un rythme serré de voiles verticaux. Cette démonstration de force n’est pas sans rappeler les architectures mussoliniennes, hitlériennes ou staliniennes : une architecture figée, autoritaire, qui n’accepterait aucun ajout, aucune transformation, aucun écart. Et c’est là que la misère, la corruption, le trafic vont s’installer pour peu à peu donner de « l’humanité » à cette « monstruosité ». En fait c’est la monstruosité de la misère, avec tout ce que cela implique pour tenter d’y échapper, qui va transformer ce monstre froid ou du moins l’adoucir. Alger, comme tous les pays en proie à une explosion démographique et à un exode rural continuel, est surpeuplée, au bord de l’implosion, coincée entre un relief difficile et une inertie politique. Alors la ville s’accroît démesurément sur ses plaines fertiles, celles de la Mitidja. La population de l’agglomération d’Alger atteint aujourd’hui près de huit millions d’habitants, dont 2,5 millions dans le centre.
A son échelle, la cité de Climat de France reflète la situation de la capitale ; même inflation démographique, mêmes conséquences : une cité surpeuplée, délabrée, insalubre, insécurisée, livrée à elle-même. Comble, destinée à éradiquer les bidonvilles lors de sa construction, la cité supporte sur ses toits un nouveau type de bidonvilles, il n’est plus à raz-de-terre mais perché dans les airs.
A la froideur des photos, toute empreinte des peintures de Georgio de Chirico, peu après son inauguration, se juxtaposent aujourd’hui celles de Stéphane Couturier, pleines de désordres spontanés. Quelle serait la réaction de Pouillon, qui disait : « nous avons installé des hommes dans un monument, et ces hommes qui étaient les plus pauvres de l’Algérie pauvre, le comprirent» ? Le photographe s’intéresse à la ville et aux développements urbains (Mexique, USA, Chandigarh, Brasilia, Le Havre, Barcelone), avec leurs transformations ou leurs extensions anarchiques, leurs mutations : ses clichés, souvent frontaux, forment des œuvres à caractère abstrait, les détails, les salissures, les dégradations sont comme des coulures de peintures sur une toile à la Pollock, ou du pointillisme ou du Mondrian. Mais, à Climat de France surtout, l’esthétisme des photos, dont on apprécie les cadrages et le pittoresque, ne peut cacher la misère qui en est finalement le thème. Et il serait vain de vouloir magnifier cette utopie, construite avec une volonté humaniste indéniable de la part du maire Jacques Chevallier et de son architecte, qui sombre aujourd’hui dans la ghettoïsation d’une population pauvre et marginalisée. Climat de France, dont les 4.500 logements sur 30 hectares devaient accueillir 30.000 habitants et qui aujourd’hui empile 60.000 habitants, soit la population de Chartres ou d’Angoulême, est devenue une ville dans la ville, un quartier maudit et coupé de son centre si bien que les taxis algérois hésitent à vous y conduire. Ils ont tort, j’ai pu le vivre moi-même, ici comme ailleurs à Alger les gens sont accueillants et fiers que l’on vienne leur rendre visite. Cela redore un peu leur quartier…
On s’émeut, ou pas, de la dégradation de la cité de Climat de France, quand finit de sombrer celle de Djenan-El-Hassan, d’un architecte que l’Algérie feint d’ignorer, Roland Simounet. Est-ce parce qu’il était descendant de colon ? Pourtant, il fonde dès 1955 avec quelques amis libéraux le Comité pour la trêve civile en Algérie, et s’implique dans « l’Appel pour une trêve civile » que Camus rédige et prononce courageusement le 22 janvier 1956[5] dans la salle du Cercle du Progrès à Alger, la salle des fêtes ayant été refusée aux organisateurs par le maire Jacques Chevallier cédant aux menaces des ultras, dans un contexte de violence extrême. « De quoi s’agit-il ? », questionne Camus dans cette salle surchauffée, « D’obtenir que le mouvement arabe et les autorités françaises, sans avoir à entrer en contact, ni à s’engager à rien d’autre, déclarent, simultanément, que, pendant toute la durée des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée et protégée. » Ce fut peine perdue, il ne fut pas écouté, la haine et la violence vont redoubler sans distinction, et le camp des « libéraux » ne sera pas épargné : assassinat, arrestation, emprisonnement de Jean de Maisonseul. Roland Simounet héberge et sauve la vie de Amar Ouzegane traqué par les parachutistes, un des organisateurs de « l’Appel pour une trêve civile », militant communiste puis nationaliste (il deviendra ministre de l’agriculture puis du tourisme à l’indépendance). Inscrit sur la liste de l’OAS des personnes à abattre, Simounet reste caché à Paris sur les conseils de l’architecte Louis Miquel.[6] Il retourne immédiatement après l’indépendance en Algérie et enseigne à l’Ecole d’architecture d’Alger en 1962 et 1963. Il pensait y exercer encore une grande partie de son activité, mais les circonstances ne le lui ont pas permis. Son bureau étant totalement fixé à Paris, il a continué à faire quelques sauts à Alger jusqu’en 1968.
Simounet avait une autre vision autrement plus humaine avec son modeste projet de Djenan-El-Hassan, que celle de Pouillon avec Climat de France. Plutôt que d’installer « brutalement » une population pauvre dans un « Versailles pour le peuple », Roland Simounet part d’une fine analyse sociologique du bidonville de Mahieddine à Alger, pour en tirer des enseignements précieux sur les usages et modes de vie et les appliquer à son architecture. Djenan-El-Hassan, construit sur un terrain escarpé réputé inconstructible, dont la rénovation, voire la transformation, aurait pu maintenir en place sa population, est aujourd’hui à terre alors que la demande de logements est criante : cherchez le paradoxe…
Vincent du Chazaud, 8 mars 2018
Djenan-el-Hassan dans les années 50/60, puis en 2015 avec une destruction programmée.
[1] Le jeudi 8 février, dans le cadre des conversations publiques mensuelles organisées par le CAUE 92, le thème en était : « Alger, la ville débordante » avec la participation du photographe Stéphane Couturier et de l’architecte-urbaniste Djamel Klouche.
[2] « Fernand Pouillon, mon ambition », textes choisis et présentés par Bernard Marrey, éditions du Linteau, Paris, 2011, p.71
[3] Ibid, p.125
[4] Ibid p.90
[5] PONCET Charles, Camus et l’impossible trêve civile, suivi de Correspondance avec Amar Ouzegane, Editions Gallimard, Paris, 2015
[6] Source : Yvette Langrand, compagne de Roland Simounet et légataire de ses archives