BILLET N° 115 – MUURATSALO, LE CABANON, NOTRE-DAME-DES-LANDES
« Asymétrie, simplicité, sublimité austère, naturel, subtile profondeur, détachement et sérénité sont les sept caractéristiques partagées par tous les arts traditionnels japonais » (Hosekei Shinichi Hisamatsu).
Un ami, de retour de Finlande sur les traces d’Avar Aalto, m’a offert un carnet de croquis avec en couverture un dessin du maître représentant sa maison expérimentale de Muuratsalo. La démarche d’Aalto me fait penser à celle adoptée par Le Corbusier avec son cabanon à Roquebrune-Cap-Martin[1], et par association d’idée aux « cabanes » construites par les « zadistes » de Notre-Dame-des-Landes, dont un livre vient de paraître avec des relevés d’étudiants en architecture de ces auto-constructions[2]. Et pour ces trois habitats flotte l’esprit de l’esthétique japonaise[3], celle du « wabi », ce mystère de la beauté discrète, « raffinement dans la simplicité, élégance rustique, noblesse sans sophistication, beauté réduite ou plutôt ramenée à sa simplicité essentielle.» On ne pourrait trouver meilleure définition pour ces trois humbles réalisations architecturales, d’une beauté précaire, discrète, sobre, mystérieuse comme un pavillon japonais où l’on boit le thé dans un bol « raku ». Les deux premières dessinées par des architectes de renommée internationale, la dernière, ou les dernières puisqu’il s’agit de plusieurs habitations, sont le résultat d’une très longue occupation d’un terrain contesté pour le nouvel aéroport de Nantes. Des militants écologistes radicaux s’installèrent durablement sur cette zone à défendre (ZAD) et construisirent, sans plans préalables, avec du bois coupé sur place, des matériaux de récupération et en auto-construction. Certaines maisons, détruites depuis par les CRS, portaient des noms poétiques : La Baraka, La Noue non plus, Les 100 Noms, Le Phare, Le Cabaret, La Cabane sur l’eau, Le Maquis. Il y avait là une résurgence du mouvement hippie, des révoltes de mai 68, ainsi que des premières luttes écologiques et pacifiques des années 1970 avec les premières expériences communautaires comme celles du Larzac, dont José Bové est un survivant. Face aux désastres que nous subissons ou dont nous sommes spectateurs, les guerres communautaires, les changements climatiques suivis de catastrophes écologiques, les migrations de population poussées par les famines et les guerres, ces zadistes tentent une réponse, à l’encontre du droit, mais pas du « bon droit « . Parfois ces constructions précaires ressemblent à un bidonville à la campagne, un bidonrural…
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Pour les deux architectes, Aalto sur l’île de Muuratsalo au milieu du lac Päijänne, Le Corbusier sur un versant abrupt de la côte méditerranéenne près de la riche principauté de Monaco, c’était ici l’occasion de décompresser, loin de l’agitation de leurs agences de Paris ou de Helsinki. Leurs « résidences d’été », Aalto l’appelle « maison expérimentale » et Le Corbusier titrera « chambre de villégiature » son plan de permis de construire de 1951, sont construites à la même période au début des années 1950. Les matériaux utilisés sont simples et naturels. Vie simple face aux éléments liquides, apaisants, du lac ou de la mer, au milieu d’une nature encore sauvage à l’époque. Vie quasi monacale, frustre presque tant le confort est sommaire : par exemple, la maison de Muuratsalo construite entre 1952 et 1954 n’est raccordée à l’électricité qu’après 1976.
Je ne sais pas si les deux architectes se sont rencontrés. Alvar Aalto, me semble-t-il, ne fréquentait pas les rendez-vous du CIAM[4]. Mais curieusement, ils auront fréquenté le même homme, le galeriste et collectionneur Louis Carré. Celui-ci habitait l’immeuble Molitor construit par Le Corbusier à Boulogne, mais souhaitant une architecture moins « brutaliste »[5]pour sa maison de Bazoches en région parisienne, c’est à Alvar Aalto, rencontré en 1956 à la biennale de Venise où l’architecte avait réalisé le pavillon de la Finlande, qu’il fait appel[6].
Dans ces trois expériences, il y a cette idée de vie communautaire, d’une sorte de phalanstère. Aalto imagine « inviter » sur son île de Muuratsalo quelques collaborateurs, sans doute dans l’intention de prolonger, du moins sur le plan intellectuel et de manière détendue, ses travaux d’architecture, finalement ce projet ne verra pas le jour. Des chambres « monacales », appelées « pièces d’assistants » sur les plans, sont mises à leur disposition. Puis au bâtiment principal en briques de 1952 sont adjoints en 1954 la maison d’hôtes et un sauna en bois, très semblables au cabanon de Le Corbusier. En façades latérales, les rondins horizontaux sont toujours placés dans la même direction, du plus large au plus fin, si bien qu’ils forment naturellement une pente au niveau de la toiture.
Pour sa maison, Aalto teste différentes briques sur les murs du patio, couleurs, positionnements, combinaisons, reliefs, ombres portées, ces murs sont une véritable tapisserie. A l’extérieur, il fait peindre la brique en blanc, ce qu’il reproduira plus tard sur la maison de Louis Carré. Un projet de chauffage à énergie solaire fut abandonné.
Pour son cabanon, Le Corbusier expérimente, sur lui et sa femme Yvonne, le Modulor qui règle les dimensions de la pièce en même temps que le mobilier sommaire, lit, table, armoire, prenant toutefois quelques libertés avec la rigidité du concept. Il utilise le bois, matériau qu’il avait déjà utilisé sur la villa « Le Sextant » à La Palmyre près de Royan en 1931, ainsi que pour les maisons « Murondins » imaginées pendant la débâcle de 1940, afin de proposer aux sinistrés des sortes de cabanes de bûcherons en auto-construction. Voilà qui nous rapproche des constructions des zadistes…
Alors qu’au début des années 1950, Alvar Aalto construit la mairie de Säynätsalo, ville en face de l’île de Muuratsalo, entame le vaste chantier de l’université technique d’Hesinki qui va durer quinze ans, ainsi que la résidence universitaire du MIT à Cambridge, tandis que Le Corbusier lui vient de terminer l’Unité d’habitation de Marseille et entame les plans de Chandigarh, ces deux architectes réalisent pour eux-mêmes une « cabane », à la fois le mythe de l’enfance et fondement de l’architecture primitive. C’est bien aussi ce qu’ont réalisé les zadistes de Notre-Dame-des-Landes.
Le couple Aalto passe un mois d’été à Muuratsalo, comme le couple Le Corbusier à Roquebrune. Aalto s’adonne à la natation, à la lecture, au dessin et à la peinture, c’est le même programme adopté par Le Corbusier pour ses vacances, mais sa baignade du 27 août 1965 lui sera fatale.
Vincent du Chazaud, 17 novembre 2018
[1] Eileen Gray, l’Etoile de Mer, Le Corbusier, trois aventures en Méditerranée, sous la direction de Claude Prelorenzo, Archibooks + Sautereau Éditeur, Paris, 2013
[2]Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, DSAA Alternatives urbaines, éditions Loco, Paris, 2018
[3]Esthétiques du quotidien au Japon, sous la direction de Jean-Marie Bouissou, dessins de Nicolas de Crécy, éditions du Regard/IFM, Paris, 2010
[4]Congrès International d’Architecture Moderne, mouvement dont Le Corbusier fut un des fondateurs en 1928, et dans lequel il sera très actif.
[5]Louis Carré : « Après avoir vécu sept ans dans l’intimité de Le Corbusier, comment j’ai cherché d’autres architectes, comment j’ai trouvé Alvar Aalto ? Le Corbusier m’a beaucoup marqué, mais j’appréhendais un peu son côté « béton », un peu rude ».
[6]Alvar Aalto, maison Louis Carré, Musée Alvar Aalto, Académie Alvar Aalto, Helsinki, 2008