4-APPORTS INTERACTIFS DU MOUVEMENT MODERNE ET DE LA MEDITERRANÉE (décennies 1950-1960) : quand les cultures se croisent et s’enrichissent mutuellement dans un climat de violence

4-2- L’influence de Le Corbusier sur les jeunes architectes algériens

Après-guerre, la période d’intense activité dans le bâtiment en France pour la reconstruction va également profiter en Algérie, bien que n’ayant pas souffert de destruction, pour le renouvellement et la modernisation de son cadre de vie à partir du début des années 1950. De par sa particularité et son éloignement de la métropole, le pays se prête à des recherches et innovations, particulièrement en urbanisme avec la mise en place de l’Agence du plan en juin 1954 par Jacques Chevallier, et la même année la reconstruction d’Orléansville (Chlef) entièrement dévastée par un séisme. Pour l’innovation architecturale, les grandes villes du pays, notamment Alger et Orléansville, servent de terrain expérimental pour les jeunes architectes venus développer ou aboutir des projets difficiles à mettre en œuvre en métropole à cause des lourdeurs administratives. Cette ouverture pour l’innovation, qui aura profité aux architectes « Perretistes » d’avant-guerre (Guiauchain, Claro, Lathuillère…), va être après-guerre favorable aux architectes « Corbuséens » adeptes du Mouvement moderne (Miquel, Simounet, Emery…). Dans le catalogue de l’exposition de 2003[1] consacrée à l’architecture et l’urbanisme d’Alger de 1800 à 2000, Jean-Louis Cohen écrit à propos de l’influence de Le Corbusier : « L’ombre portée de ses réflexions enveloppe l’urbanisme et la politique du logement à Alger. Le regard porté sur le site et la problématique de son investissement par les grands édifices sont définitivement bouleversés bien au-delà de l’Indépendance. La problématique urbaine de Le Corbusier façonne celle de son ancien dessinateur Gérald Hanning au sein de l’Agence du plan dirigée par le proche de Perret qu’était Pierre Dalloz. Et chacun des architectes les plus attachés à sa démarche, de Pierre-André Emery à Louis Miquel, Roland Simounet et Jean Bossu, en approfondira à sa manière une veine. Après avoir été la ville méditerranéenne la plus marquée par la poigne de Perret, Alger deviendra la ville la plus corbuséenne. »

Pour le Congrès des CIAM 9 d’Aix-en-Provence en 1953, le groupe CIAM-Alger, animé par les architectes Pierre-André Emery, Jean de Maisonseul, Roland Simounet, Gérald Hanning et Louis Miquel, ainsi que Jean-Pierre Faure[2], choisit de traiter la question de l’habitat à travers l’étude faite par Simounet sur le bidonville de Mahieddine. Peu touchée par la guerre, l’Algérie est cependant concernée par le manque de logements salubres, la pauvreté touchant essentiellement la population musulmane mise au ban de la société française coloniale. Leur exposition est composée de plusieurs planches de formats réduits (21 x 33 cm), orientées à l’italienne. On y trouve des relevés et des mises en situation de familles dans leur habitat, des dessins de Roland Simounet d’objets du quotidien, et pour conclure des esquisses proposant des solutions pour améliorer confort et hygiène. Ce travail lui servira pour la future cité de Djenan-el-Hassan.L’historien Richard Klein, connaisseur de l’œuvre de Roland Simounet, décrit ainsi cette étude du bidonville de Mahieddine : « L’étude est précise, elle présente un historique et une analyse du site suivant des critères géographiques, économiques et humains. (…) Les propositions du groupe CIAM Alger ambitionnent d’offrir un cadre universel à une appropriation locale. (…) Roland Simounet, un des plus jeunes du groupe réalise la plupart des relevés avec Marcel Gut, un jeune architecte suisse employé de l’architecte Pierre Bourlier »[3].

Le groupe, plus particulièrement Roland Simounet qui est l’auteur de l’étude, ne porte aucun jugement : il constate et relève aussi bien les points négatifs que positifs qui génèrent ce type d’habitat dans lequel on retrouve les coutumes locales que Simounet, comme Miquel, connaissent bien puisqu’il s’agit de leur pays natal. Roland Simounet essaie de trouver des solutions, une architecture adaptable à un mode de vie différent des occidentaux. Une « échelle traditionnelle » propre à une culture mais aussi propre à un paysage. Avec Louis Miquel, il adoptera la même démarche pour le Centre Albert Camus, celle d’une nouvelle architecture pour un nouveau théâtre. Le groupe CIAM-Alger ira jusqu’à créer un « Modulor oriental [4]» : « recherche des normes particulières aux populations musulmanes permettant de déterminer utilement certains éléments de base, échelle des constructions, équipement du logis, hauteur des vues, rangements, qualités des sols ».

Djenan el-Hassan – R. SIMOUNET

La question algérienne de ce CIAM 9 permet d’illustrer un autre point essentiel: le conflit nord/sud ou plus explicitement l’universalisme du Mouvement moderne, représenté par Le Corbusier, face au « situationnisme » de la jeune génération, où le contexte et l’histoire ouvrira la voie au Post-modernisme. Bien que très inspirés dans leurs architectures par Le Corbusier, les architectes algérois se démarquent du «maître » par la mise en situation de leurs projets avec le milieu géographique, social et culturel, vers lesquels toutefois tend Le Corbusier pour ses projets à partir de Chandigarh. Comme dans beaucoup de leurs projets ces jeunes architectes aiment associer la modernité à la culture « orientale », sans la plagier comme au début du siècle, dans laquelle ils puisent la claustra, le toit-terrasse, le murs plein en matériau brut, l’entrée en chicane, avec une attention particulière portée au rapport entre l’extérieur (la rue) et l’intérieur (l’intimité).

Chez certains architectes l’influence exercée par Le Corbusier n’est pas aveugle, et la force inspiratrice qui se dégage du pays, particulièrement avec les villes du M’Zab qui furent d’ailleurs un élément déterminant dans la démarche de Le Corbusier, va également agir sur les anciens de la rue de Sèvres, à commencer par Jean Bossu. En Algérie pour son service militaire dans les zouaves en 1937, Bossu se rend à Ghardaïa en 1938 à la demande de Le Corbusier qui lui demande de faire des croquis et des relevés de la ville, et cette découverte sera déterminante pour lui, notamment quand il sera désigné architecte en chef pour la reconstruction d’Orléansville en 1954. Parlant de Ghardaïa quarante ans plus tard, il dit « alors je suis tombé là-dedans, que je ne connaissais que par photos et par Corbu et Jeanneret qui la connaissait déjà depuis longtemps et qui en avaient parlé. Enfin ça a été quand même une grande découverte pour moi, qui petit à petit est devenue une leçon. » Paradoxe, mais qu’apparent, cette découverte d’une architecture vernaculaire millénaire lui est offerte par Le Corbusier, pionnier et chantre de la modernité, de l’universalité et du standard industrialisé. Mais on sait combien le maître aura assoupli son « dogme » des années 1930 exprimé dans la charte d’Athènes, et que durant les années 1950 il puisera en urbanisme dans des références situées, locales et vernaculaires comme pour Chandigarh, en architecture dans une esthétique déterminée par la nature, le climat et le relief, comme pour la couvent de la Tourette. En cela, la « leçon » du M’Zab aura servi à Bossu pour mieux comprendre les affirmations du « maître », lui permettre de suivre sa propre voie et créer une œuvre libre et singulière. 

Vincent du Chazaud, le 2 janvier 2020 

 

 

[1] COHEN, Jean-Louis, OULEBSIR, Nabila et KANOUN, Youcef (dir.), Alger paysage urbain et architectures, 1800-2000, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur, 2003, p. 184.

[2] Jean-Pierre Faure fonde en 1938, avec Paul Schmitt, le journal de gauche « Alger républicain », dans lequel ont écrit Albert Camus et Kateb Yacine.

[3] KLEIN Richard, « L’expérience du bidonville : Roland Simounet et le groupe CIAM-Alger », dans La modernité critique, autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence – 1953, BONILLO Jean-Lucien, MASSU Claude et PINSON Daniel (dir), Marseille, Editions Imbernon, 2006, p.209, et D’Alger à Stockholm par la route du nord, Roubaix célèbre les hommes de la Méditerranée : Algérie-France, regards croisés, colloque de 2007 aux Archives du monde du travail de Roubaix

[4] Le Modulor est une notion architecturale inventée par Le Corbusier en 1945. C’est une silhouette humaine standardisée servant à concevoir la structure et la taille des unités d’habitation, elle devait permettre un confort maximal dans les relations entre l’homme et son espace vital.