4-APPORTS INTERACTIFS DU MOUVEMENT MODERNE ET DE LA MEDITERRANÉE (décennies 1950-1960) : quand les cultures se croisent s’enrichissent mutuellement dans un climat de violence

4-3- Jacques Chevallier, l’Agence du Plan et Fernand Pouillon

Jacques Chevallier[1], élu maire d’Alger le 10 ami 1953, conseiller général et futur ministre éphémère de la Défense (janvier-février 1955) dans le gouvernement de Pierre Mendès France, va mettre en place deux entités parallèles, n’ayant pas de relation entre elles : une agence d’urbanisme novatrice et compétente, et une agence d’architecture, celle de Fernand Pouillon, fonceuse et efficace. Les architectes de l’Agence du Plan et Fernand Pouillon auront peu œuvré de concert, et pourtant les uns et les autres façonneront, chacun à leur manière, durablement l’image de la ville.

Un an après son élection, Jacques Chevallier propose à Pierre Dalloz d’occuper le poste de conseiller pour l’architecture et l’urbanisme. Dalloz vient du cabinet d’Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, où il occupait le poste de directeur de l’Architecture. Avec l’accord de Chevallier, il crée en juin 1954 l’Agence du Plan, premier atelier français d’urbanisme, installée au dernier niveau de la mairie d’Alger construite récemment par les frères Niermans. Il dispose d’un budget de 40 millions de francs (valeur 1954). Dalloz écrit dans ses mémoires[2] : « Je déclarais au maire que je n’avais jamais vu en chair et en os un urbaniste, que je ne pourrais lui faire tenir les clairs avis qu’il attendait de moi sans la collaboration d’une équipe complexe, comprenant en premier lieu des architectes urbanistes, mais aussi des sociologues, des dessinateurs et des maquettistes et, occasionnellement, des ingénieurs des voiries, de réseaux, de trafic, un expert commercial, un juriste foncier ». L’Agence du Plan crée une petite révolution dans l’urbanisme administratif qui avait cours alors en France. Il convainquit Pierre Sudreau, alors commissaire à la Construction et à l’Urbanisme de la Région parisienne, avant de devenir ministre de la Construction nommé par de Gaulle lors de son retour aux affaires en 1958, de rendre visite à Jacques Chevallier afin de se rendre compte du travail de l’Agence du Plan, ce qu’il fit en 1956. Grandement impressionné par le travail accompli, à l’issue de sa visite il déclara aux journalistes : « Paris doit prendre exemple sur Alger ».

Dans le contexte de crise que traverse la société coloniale, Jacques Chevallier s’engage à construire rapidement de nombreux logements sociaux modernes pour les européens et les musulmans, mais en cohérence avec un plan d’urbanisme concerté, fiable pour l’avenir, confié à l’Agence du plan. Dalloz recrute des hommes de valeur, il place l’agence sous la responsabilité de Gérald Hanning, collaborateur principal de Le Corbusier, et de Vladimir Bodiansky, ingénieur génie-civil au sein du cabinet d’architecture d’Eugène Beaudouin. Composée d’urbanistes et d’architectes français et étrangers, cette équipe s’oriente vers un urbanisme social et humain. S’y croisent des architectes venus de divers horizons, imprégnés de diverses cultures, tels Josic, Gomis, Deluz, Hansberger ou Ravereau[3]. Ils vont s’appliquer à transformer de façon pragmatique l’urbanisme local et vont encourager pour le logement une architecture fonctionnelle et rationnelle, faisant appel aux techniques de l’industrialisation. Parlant de la méthode de travail de l’Agence du Plan, Dalloz se réfère aux études menées aux Anassers : « Nous avions à Alger  indiqué la manière à l’occasion de notre étude des Anassers (450 ha, 26.000 logements) où mes collaborateurs et moi avions codifié le « plan programme » que nous avions d’abord appelé « plan d’épannelage[4] », puis « plan de structures ». J’avais vite renoncé au mot d’ « épannelage », les fonctionnaires et promoteurs étant peu familiarisés avec le langage des sculpteurs. Quant au mot de « structures », un emploi abusif l’avait vulgarisé. » Mis en retraite administrative le 1er novembre 1961, Pierre Dalloz s’exprime avec ressentiment sur la façon dont était perçue l’expérience de Chevallier à Alger, alors que l’indépendance de l’Algérie était imminente : « Il était devenu compromettant de se référer à Alger, ville à la veille d’être maudite, de citer en exemple des expériences qui portaient les couleurs de Chevallier, révoqué pour avoir refusé de soutenir un coup d’Etat fourré. Même les malheurs parisiens de Pouillon avaient jeté une ombre sur les brillants accomplissements d’Alger. »

C’est une première française d’agence municipale d’urbanisme, et « Dalloz avait l’ambition de propager sur la France cette idée qui aurait fait ses preuves à Alger ». Hanning, dont Fernand Pouillon fit l’éloge dans son livre « Mémoires d’un architecte », était secondé de l’architecte Robert Hansberger, désigné lui comme « le plus prodigieux des inventeurs de programmes ». Tous les deux sont des anciens de l’atelier de Le Corbusier rue de Sèvres.  Enfin à ce groupe était adjoint l’ingénieur en chef Colomb, « dont la puissance de travail et l’intégrité étaient hors du commun ». A côté d’une vision à long terme pour l’expansion d’Alger, cette Agence du plan devait permettre une gestion permanente de la ville, au jour le jour, « à livre ouvert », rompant « avec l’urbanisme bureaucratique du zoning pour instaurer l’urbanisme d’incitation ». L’originalité de l’Agence du Plan réside principalement dans « une idée de réorganisation du site » dont les schémas directeurs, viaires et urbains, reprenaient ceux établis en 1948 par Jean de Maisonseul et Jacques Wattez, tous les deux introduits au Conseil d’administration de l’agence. A l’image stéréotypée du croissant de la baie d’Alger, est substituée un schéma à l’équerre, traçant des zones qui reprennent les grandes lignes du site au contact du Sahel, fait de plateaux, et de cassures, lignes de partage des oueds allant se jeter dans la mer. Evitant l’occupation tentante des zones maraîchères et agricoles de la Mitidja vers Fort-de-l’eau (Bordj-el-Kiffan) et vers Guyotville (Aïn-Benian), l’extension de la ville était programmée sur ces versants du Sahel aboutissant perpendiculairement à une ligne de crête formée par les coteaux du Télemly et la vallée de Fontaine fraîche. 

Jacques Chevallier avait donc « deux fers au feu » : l’Agence du Plan d’une part, chargée des opérations d’urbanisme, et Fernand Pouillon pour la réalisation de ses projets de logements sociaux. L’Agence du Plan comptait beaucoup d’architectes issus de l’atelier de Sèvres de Le Corbusier et acquis au Mouvement moderne, alors que Pouillon lui se référait à son maître, Auguste Perret, ou plutôt à lui-même si bien qu’il était « persona non grata » auprès des Corbuséens et d’André Bloc, fondateur et directeur de l’Architecture d’Aujourd’hui, revue dans laquelle les projets de Pouillon, pourtant nombreux, importants et originaux, avaient peu de place.

photo des années 1950 de Climat de France de Fernand Pouillon

Les importantes commandes confiées par le maire à Pouillon, vont générer des inimitiés avec ses confrères algérois, notamment ceux du camp «Corbuséen ». Ces derniers évincent d’ailleurs Pouillon de la reconstruction d’Orléansville, après le tremblement de terre de 1954. Parlant de cette rivalité dans « Mémoires d’un architecte »[5], Pouillon écrit : « Mes réalisations déconcertèrent et rendirent enragés les architectes formalistes de la revue de M. André Bloch, ce pisse-froid de l’architecture abstraite. Lui et sa clique s’indignèrent de cette pierre et de ces décors, alors que le triste « béton brut de décoffrage » et les plastiques frigides et misérabilistes étaient à la mode. Je me moquais bien de ces critiques pervertis. Je n’ai jamais suivi les conseils des modélistes ». Plus loin, il écrit, à propos de cet ostracisme dont il fait l’objet de la part des architectes du Mouvement moderne et d’André Bloc dans sa revue « L’Architecture d’Aujourd’hui » : « Seul, Beaudouin de passage en Algérie, seigneur de la profession, maître incontesté, me fit l’honneur d’une visite. Jamais je n’éprouvai de plus grand plaisir qu’en recevant les louanges de celui auquel je devais tant ».

Vincent du Chazaud, le 20 janvier 2020 


[1] José-Alain FRALON, journaliste au Monde, a écrit une biographie de Chevallier, « Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empêcher la guerre d’Algérie », Librairie Arthème Fayard, Paris, 2012

[2] DALLOZ Pierre, Mémoires de l’ombre, éditions du Linteau, Paris, 2012, pp 124 à 128

[3] « Quand, après la Grèce, je suis revenu pour la deuxième fois en France, il a fallu que je trouve du travail. J’ai exercé chez des amis architectes, mais ça ne me satisfaisait pas complètement. Finalement je suis retourné à Alger, travailler chez Michel Luyckx. J’étais tout content parce que Luyckx m’avait proposé une bonne paye. Il y avait à ce moment-là à Alger un organisme dirigé par Dalloz, l’agence du Plan, qui s’occupait des questions d’urbanisme. On y trouvait Gérald Hanning, un compagnon de Corbu, ainsi qu’un certain nombre d’autres amis qui m’ont demandé de rejoindre leur équipe, si bien que j’avais alors deux salaires et vivais très confortablement (…) Pour en revenir à cette agence d’urbanisme, on s’occupait d’Alger, mais également d’autres sites. Un plan d’urbanisme pour le  M’Zab était en cours d’élaboration sous la direction de Hanning. Celui-ci voulait partir à Phnom Penh, si bien qu’il a refilé le projet à deux collaborateurs auquel j’ai été adjoint, Hansberger et Deluz, puisque j’étais la personne qui connaissait le mieux le M’Zab. Je me suis donc retrouvé associé à ces architectes. C’était en 1960, et j’ai travaillé sur ce plan d’urbanisme jusqu’en 1962, à la veille de l’indépendance. » (André Ravéreau, « Du local à l’universel », éditions du Linteau, Paris, 2004)

[4] Les plans d’épannelage  ou plans-programmes avaient pour but de définir les volumes globaux des différents groupes de bâtiments à édifier dans le cadre d’opérations de grande envergure comme celle des Anassers  Alger.

[5] POUILLON Fernand, « Mémoires d’un architecte », Editions du Seuil, Paris, 1968