BILLET n° 135 – ILLUSIONS ET DESILLUSIONS
Lors d’une conférence donnée à la CECAAPV le 16 mai 2019, Jean-Claude Ameisen disait qu’il y avait deux écueils à la lucidité : l’enthousiasme et le chagrin, ou l’euphorie et la souffrance. On peut y ajouter la trop grande confiance en soi, cette sorte de repli fait de fatuité, l’arrogance de se croire supérieur et par conséquent de croire que l’on n’a pas besoin des autres : erreur funeste conduisant au désastre de soi, de son entourage, de l’humanité, de la terre entière, minérale, végétale et animale.
Au détour de cette part de l’humanité sourde au monde qui l’entoure, apparaissent les trois singes de la sagesse, pris alors dans le sens du referment sur soi, l’un qui se cache les yeux, ne rien voir, l’autre se bouche les oreilles, ne rien entendre, le troisième s’empêche de parler, ne rien dire. Pour ces piétons ou ces voyageurs du métro, l’un a des écouteurs sur les oreilles qui l’empêchent d’entendre les pas, les conversations, les bruits durs et doux, l’autre est fixé sur l’écran d’un téléphone, avançant sans regarder devant lui au mépris de ceux qu’il croise, le troisième marche en mâchant un chewing-gum ou avale un hamburger qui étouffe sa voix. Quelle est la valeur ajoutée à la civilisation, à l’humanisation de l’Homme, que ce recentrement superficiel sur soi, uniquement axé sur son plaisir immédiat, sans prendre le temps d’aller au plus profond de soi. « Un homme voyage pour sentir et pour vivre. A mesure qu’il voit du pays, c’est lui-même qui vaut mieux la peine d’être vu » écrit André Suarez dans le « Le voyage du Condottière ». C’est à un voyage immobile que Julien Gracq nous convie dans « Le rivage des Syrtes ». Il y traîne une atmosphère irréelle, fascinante et romantique, étrange et troublante parfois, comme celle romantique et fascinante du roman « Le Grand Maulnes » d’Alain Fournier, et celle étrange et troublante du « Désert des Tartares » de Dino Buzatti. Les longues descriptions de Julien Gracq tiennent parfois du surréalisme, les associations de mots sont belles comme la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie» des « Chants de Maldoror » (1869) d’Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont.
Il est des livres comme d’un plat appétissant. Par gourmandise, on a envie de l’engloutir, et en même temps on redoute d’arriver à la fin, de ne plus avoir à en goûter et s’en délecter. « La Peste » de Camus est de ces romans, si l’on peut appeler « roman » ce livre criant de vérité, et même aujourd’hui d’actualité. Il fut mon compagnon durant plusieurs jours et plusieurs nuits, à la fois physique avec cet objet au format poche, que l’on trimballe de pièce en pièce, posé et repris cent fois à sa place favorite, ou posé ailleurs et qu’avec effroi on ne retrouve plus, et à la fois psychique, tournant et retournant dans ma tête chaque phrase lue et relue. C’est comme un coup de klaxon qui surprend et éveille, prévient sur la conduite à tenir.
L’œuvre est là, simple, naturelle, comme une source limpide de mots essentiels qui ne demandent qu’à être bus pour étancher une soif jusqu’alors inconnue, des phrases d’une si haute portée qu’elles nous posent aux cimes de l’intelligence. Que faire une fois le livre terminé et refermé ? Abasourdi, désemparé, on erre quelques temps comme assommé par cette conscience aiguisée d’un écrivain devenu, ce laps de temps de la lecture, un ami ou qu’on aimerait qu’il en soit ainsi. On va chercher alors, dans un autre livre, cet ami ou l’ami de cet ami.
A la dernière page, sans rien comprendre, ou tout le moins sans illusions à se faire, les yeux se remplissent de larmes voilant les dernières lignes. C’est comme un adieu à l’être aimé, celui qui part voyager, qui va vers d’autres dont on est jaloux, un peu, que cet amour ne nous soit pas réservé, à nous seul. L’égoïsme de cet amour est compensé par le partage, cette force qui est le fondement de la perpétuation de l’espèce, de celle humaine si l’homme le veut bien, s’opposant à la violence de celui qui veut posséder pour lui seul.
Aujourd’hui, le doute m’habite, et les propos savants d’un scientifique hier (Philippe Sansonetti, laviedesidees.fr, le 14 avril 2020) sont remis en cause par ceux d’un philosophe aujourd’hui (André Comte-Sponville, Le Temps, le 17 avril 2020)… Faut-il douter des articles qu’on nous serine, des penseurs qui pensent pour nous en nous amoindrissant, car eux savent ce que nous ne sommes pas sensés savoir ? Où va nous mener cette désorientation progressive ? « La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute », titrait un petit livre d’entretien de Pierre Desproges avec Yves Riou et Philippe Pouchain, publié en 1998.
Sinon ça va? Nous ici ça va… on ne sait pas où on va, mais la vigne, elle, sait où elle va… faire du bon vin pour réchauffer nos âmes en peine.
Vincent du Chazaud, le 25 avril 2020
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