Il y a peu, le 1er novembre, l’émission de France culture « L’esprit public » d’Emilie Aubry avait pour thème « Reconfinement, quelle acceptabilité ?». Les invités de l’émission discouraient sur la fermeture des librairies, s’offusquant tous sur cette interdiction d’accès à un pan de la culture. J’étais sur le point de les suivre sur cette question, quand l’un des invités, Bertrand Badie, vient opposer cette interdiction à la libéralité consentie envers les cavistes. Sur un ton haut perché, suffisant et méprisant, il assène faisant mine de colère : « Vous pouvez acheter votre gnôle dans une boutique de vin librement, mais en revanche il vous est interdit de mettre les pieds dans votre librairie puisqu’elles sont fermées… quel portrait de la société est-on en train de nous brosser ? Avoir son pastis est-il plus important que lire Voltaire ! »
Plusieurs choses m’ont indigné dans ce propos, en plus de celle à laquelle je souscrivais comme dit en exergue, c’est d’abord le mépris pour ceux qui boivent de la gnôle et du pastis, et j’en suis ; avec ces dénominations d’alcools populaires, la gnôle et le pastis, Badie oppose les catégories sociales, avec des barrières infranchissables, celle qui ingurgite du pastis, le peuple inculte, et celle qui déguste le whisky, les intellectuels.
Ensuite, le mépris qu’il attache au terme de gnôle, pour l’abaisser face à la culture. La gnôle, c’est cet alcool que l’on fabriquait dans les campagnes avec toutes sortes de fruits, raisin et prune surtout. Le p’tit coup de gnôle réveillait ceux qui s’évanouissaient, permettait de tenir par grand froid, on le buvait après le café du matin, du midi ou du soir : « (…) ayant bu le café, le pousse-café et la rincette, et encore un dernier coup de gniôle (…) » (Blaise Cendrars, La Main coupée). Surtout la gnôle a permis aux poilus de la Grande guerre de tenir le coup dans la boue des tranchées, sous la pluie d’obus. C’est cette gnôle qui a participé à la victoire, faisant reculer l’obscurantisme et ouvrant la porte à la culture. Et combien de poètes ont célébré ses vertus! Rappelons le recueil d’Apollinaire « Alcools » paru en 1913. Et Baudelaire nous remet que « Boire du vin, c’est boire du génie », parlant du vin comme d’un révélateur de vie, un appel au voyage et à l’évasion, lissant les différences sociales. «Enivrez-vous, écrit-il. Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous ». Et puis, dans le poème « L’âme du vin », Baudelaire fait ainsi parler le vin :
« Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumière et de fraternité ! »
Alors quel est le plus important, le vin et le pastis ou Voltaire ? Les deux sont importants, très certainement, parfois l’un l’emporte sur l’autre, selon les moments ou les situations, et le philosophe m’approuvera, j’en suis sûr. Un p’tit pastis frais en été, à l’ombre d’un vieux chêne avec « L’affaire Calas » ou celle du « Chevalier de la Barre », un p’tit verre de gnôle chauffé dans la main un soir d’hiver, près de la cheminée, « Micromégas » dans l’autre main… L’un ne va pas sans l’autre, évidemment.
Enfin, le mépris pour les cavistes, opposant là aussi deux types de commerces, dont l’un serait d’une « catégorie supérieure » car nourrissant l’esprit, l’autre de « catégorie inférieure » car nourrissant uniquement le corps. Qu’il sache que chez un caviste, on peut parler du vin avec philosophie, j’en ai fait l’expérience chez le caviste Philovino.
Ce ne sont pas les commerces des vins et spiritueux qu’il faut fermer, mais plutôt ouvrir les librairies et papeteries. Il ne me paraît pas bon d’opposer les gens, les familles, les métiers, les fonctions, les milieux sociaux, et d’abaisser l’un pour justifier la place de l’autre. C’est ce qui a été dit ici, dans une émission de France culture ; on aurait pu entendre l’inverse dans une émission de France viniculture, si cette radio existait, mais on était bien sur France culture. Affligeant, n’est-il pas ? Allez, je vais me servir un verre, j’hésite entre un pastis et un whisky…
Vincent du Chazaud, le 3 novembre 2020.
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