BILLET n° 175 – PICASSO, ROTHKO ET SES FRÈRES, LA RELÈVE DE FRANKIN

 

Les visites de trois expositions, et bientôt d’une quatrième, questionnent sur la place de l’artiste et de son art dans la société durant sa vie et après sa mort… mais aussi, surtout, surement et plus durement, les limites, ou pas, de la création.

Cette dernière question s’adresse d’une part à propos de Picasso[1], dont le nom complet est Pablo Diego José Francisco de Paula Juan Nepomuceno María de los Remedios Cipriano de la Santísima Trinidad Mártir Patricio Ruiz y Picasso. « Énorme » artiste prométhéen, protéiforme, polymorphe, comme on voudra, Picasso, né en 1881 à Malaga, s’initie à la peinture dès 1891 grâce à son père professeur dans une école d’art à La Corogne, et crée sans cesser jusqu’à sa mort en 1973 à Mougins, soit durant plus de quatre-vingts ans : « Je canalise toutes mes forces dans une seule direction : la peinture, et lui sacrifie le reste, vous et tout le monde, moi inclus »[2]. Un artiste « complet » dans tous les domaines artistiques, styles, matières, techniques, et poète en sus.

Cette dernière question, celle de la création, d’autre part s’adresse également à propos de Mark Rothko[3], Nicolas de Staël[4] et Vincent van Gogh[5], qui mirent fin à leurs vies, le premier à 67 ans, le second à 41 ans, le troisième à 37 ans… sachant que van Gogh a commencé à peindre vers 1880, toute son œuvre est comprise dans dix années, soit environ 900 peintures et 1.100 dessins, soit 200 œuvres d’art par an et plus d’une œuvre tous les deux jours, samedi et dimanches et jours fériés compris… quel acharnement dans son travail. Mais ce n’est pas la « puissance » de travail que je veux évoquer, mais de trois artistes « incomplets », par opposition à la vie artistique de Picasso, qui closent leur art en se suicidant, comme si ils étaient au bout de leurs processus de création. En suivant la progression, ou plutôt l’évolution de leur œuvre, la répétition de ce qui fit leur succès, au moins pour Rothko et de Staël (van Gogh n’aura vendu qu’un seul tableau par l’intermédiaire de son frère Théo), pourrait donner raison à cet acculement. Les deux premiers, Rothko et de Staël, peut-être ont-ils cherché un « style » et ont-ils pensé l’avoir trouvé, et dès lors ne plus savoir comment s’en dépêtrer et deviennent victimes de leur succès ? Picasso lui étale ses talents, il dit ne pas avoir de « style » et on peut lui donner raison en voyant son œuvre éclatée : « Le style, c’est souvent ce qui enferme le peintre dans une même vision, une même technique, une même formule pendant des années et des années, pendant toute une vie parfois (…) Moi je remue trop, je me déplace trop. Tu me vois ici et pourtant j’ai déjà changé, je suis déjà ailleurs. Je ne suis jamais en place et c’est pourquoi je n’ai pas de style. »[6]

Picasso est capable de tout et il le fait bien et avec talent, il se permet tout et ne s’en prive pas, avec une capacité de rebondissement impressionnante sur ses thèmes de prédilection : la « femme » d’abord et surtout, pas forcément dans sa beauté, mais dans sa rotondité, dans ses formes courbes et sa sensualité, la sexualité qu’elle inspire, brutale et non consentie parfois quand le Minotaure s’empare de son corps… la violence attenante y fait suite avec la tauromachie et son ballet mortifère… Picasso assistait aux corridas, les aimait-il ? Suit la mise à mort et la mort, sous la forme de crânes de moutons, d’éclatements des chairs et de la souffrance la précédant comme à Guernica.

Allez voir l’exposition de ce taureau furieux qu’est Picasso, c’est un bric-à-brac de centaines de dessins exposés non dans un ordre chronologiques, mais selon des thèmes, des techniques ou autres. C’est un beau merdier, comme l’aurait sans doute aimé Picasso lui-même, on sort de là épuisé et les yeux écarquillés par tant d’imagination et de créations…

En rentrant je suis passé chez le libraire acheter la bande dessinée par Delaf[7], le fantôme de Frankin. Gaston Lafaffe est bien là car le rire ne quitte pas le lecteur, le déroulé de l’ouvrage est bien mené, il se lit presque comme la suite d’un récit et non comme des séquences, l’hommage à Frankin son créateur est constant, la chute est pleine d’humour et d’amour… Ça fait du bien de pouvoir rire en ce moment, non ?

Vincent du Chazaud

Le 26 novembre 2023

 

[1] « Picasso. Dessiner à l’infini », exposition au Centre Pompidou jusqu’au 15 janvier 2024

[2] Propos rapporté par Françoise Gilot et Lake Carlton dans Vivre avec Picasso, 1965

[3] « Mark Rothko »,  exposition à la fondation Louis Vuitton jusqu’au 2 avril 2024 

[4] « Nicolas de Staël », exposition au Musée d’Art Moderne de Paris jusqu’au 21 janvier 2024

[5] « Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois», exposition au musée d’Orsay jusqu’au 4 février 2024

[6] Propos rapporté par André Verdet  dans Entretiens, notes et écrits sur la peinture, Braque, L éger, Matisse, Picasso, 1978

[7] Delaf, Le retour de Lagaffe, éditions Dupuis, 2023