LA FRANCE SOUS LES BOMBES ALLIÉES[1]

En ces temps de commémoration du 70ème anniversaire du débarquement, les journaux montrent des photos de foule en liesse accueillant chaleureusement ses libérateurs du joug nazi. Ce fut le cas dans les zones préservées par les bombardements alliés, mais derrière ces images d’Epinal et officielles, une autre partie la population, celle qui eut à subir le cauchemar des bombardements incendiaires et dévastateurs, resta longtemps choquée pour avoir payé si chèrement cette liberté, de plus sans pouvoir le justifier. Mis trop hâtivement sur le compte des horreurs de la guerre, et afin de ne pas heurter la sensibilité des libérateurs, ainsi que pour profiter des mannes du plan Marshall, les stratégies anglo-américaines consistant à couvrir d’un tapis de bombes les villes françaises sont longtemps restées un tabou. Peu de régions françaises échapperont à cette pluie de feu et d’acier entre 1941 et 1944 qui fera près de 60000 morts, 74000 blessés et détruira quelque 300000 habitations laissant 4 millions de sans abri. Et les résultats sont souvent peu convaincants sur le plan militaire. Fallait-il détruire Royan, Lorient, Le Havre ou Caen ? Certes, la France est considérée par les Alliés comme une puissance ennemie, et donc de ce point de vue elle est à vaincre, puisque l’Etat Vichyste a choisi le camp de l’Allemagne nazie. Et les Alliés cherchent leur interlocuteur parmi les représentants de la France libre, inquiets en même temps de la montée en puissance des communistes dans la Résistance.

 BOMBARDEMENT DU HAVRE

Au Havre, après un ultimatum des Anglais sommant les défenseurs allemands de se rendre, son commandant refuse mais demande à ce que la population civile soit évacuée. S’y refusant, l’aviation et la marine anglaise pilonnent durant deux heures le centre ville le 5 septembre 1944, faisant près de 3000 victimes civiles et seulement 10 allemands tués. Après de nouveaux raids aériens les 10 et 11 septembre, avec notamment des bombes incendiaires, la ville, ou ce qu’il en reste, est prise d’assaut par les troupes britanniques. « Ce n’est pas la guerre, c’est un meurtre », s’exclame le général anglais Crocker, sous le coup de l’émotion en traversant les ruines du Havre, détruite à 85%. Le bilan est lourd : plus de 5000 victimes civiles, 400 militaires Anglais et 600 Allemands. Comme dit un survivant : « A quoi cela servait-il de libérer un cadavre ? ». Les Anglais ont-ils voulu affaiblir Le Havre, alors rival de Southampton dans la période de l’entre-deux-guerres comme port d’escale de navires passagers, lequel a été gravement endommagé par les bombardements allemands de la Luftwaffe ?

 AUGUSTE PERRET[2] ET LE MRU

Le Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU) est créé par décret du 16 novembre 1944, avec à sa tête Raoul Dautry, un polytechnicien, haut fonctionnaire qui a déjà montré ses talents d’organisateur notamment avec la reconstruction de la cité de cheminots de Tergnier dans l’Aisne, détruite durant la première guerre. Le MRU est dans la continuité de ce qui fut mis en place par le régime de Vichy pour reconstruire les dévastations des armées allemandes durant la campagne « éclair » de 1940, mais aussi repenser l’art de bâtir selon des codes valorisant l’urbanisme médiéval et l’architecture rurale. C’est dans ce contexte que Le Corbusier tentera vainement de convaincre les fonctionnaires de Vichy d’adopter sa vision moderniste. En 1944/45, ce sont ces mêmes fonctionnaires qui seront aux manœuvres pour reconstruire le pays à grande échelle, mais avec des ministres s’entourant de conseillers aux idées novatrices, comme Pierre Dalloz.

Quand Auguste Perret (1874-1954) est appelé par le ministre du MRU Raoul Dautry pour reconstruire Le Havre en 1945, l’architecte a 70 ans et derrière lui nombres de réalisations prestigieuses : le théâtre des Champs-Elysées, l’église du Raincy, le Mobilier national, le musée des Travaux publics, pour n’en citer que quelques-unes. Perret est reconnu par beaucoup comme un chef de file du courant rationaliste, auquel il a apporté une touche de « classicisme à la Française » ; à la fois architecte et entrepreneur avec ses frères Claude et Gustave, il est un pionnier de l’utilisation du béton armé au tout début du XXème siècle. Ses principes en architecture ce sont : ossature, trame, murs porteurs, poteaux et chapiteaux, attique et corniche, une esthétique rationaliste classique et un modernisme tempéré ; il est l’une des figures marquantes de l’architecture du XXème siècle. Jean Prouvé disait du « maître » : « De notoriété, les opinions d’Auguste Perret étaient définitives. Bien justement, il faut le dire. Mon opinion est qu’Auguste Perret, proche de l’entreprise sinon entrepreneur, proche de l’exécution et probablement soucieux de créer, a été subjugué et inspiré par le béton armé au point d’imaginer d’emblée toute l’évolution structurale qui pouvait, à l’époque, en découler.»[3]

En 1945, Perret est au faîte de sa notoriété, il est président de l’Ordre des architectes créé en décembre 1940, membre depuis 1943 de l’Académie des beaux-arts, membre du conseil scientifique du Commissariat à l’énergie atomique créé en 1945. L’entreprise Perret a bien travaillé pour l’organisation Todt, mais elle est lavée de tout soupçon de collaboration à la Libération. Son influence est alors considérable, tant pour son activité de bâtisseur que de théoricien ; il est chef de trois ateliers d’architecture, deux à l’Ecole des beaux-arts, un à l’Ecole spéciale d’architecture. Sa personne est respectée, voire crainte, Le Corbusier le prit pour son maître en architecture avant qu’ils ne s’éloignent pour des divergences idéologiques et que Le Corbusier acquière une aura internationale.

 URBANISME ET ARCHITECTURE[4]

Au moment de reconstruire la ville, la pression des sinistrés est forte, comme dans beaucoup d’autres villes bombardées, pour retrouver leur environnement urbain disparu. De leur côté , les architectes, devant cette table rase, veulent profiter de cette opportunité pour mettre en œuvre leurs théories ; c’est le cas notamment des architectes modernes, qui depuis les années Trente, échafaudent les plans d’une « ville radieuse », sinon nouvelle. Le Corbusier en fera les frais, et il verra ses projets de Saint Dié et de La Pallice s’effondrer devant l’hostilité des élus et de leurs administrés. Pour Le Havre, Perret opère avec prudence, et son plan s’appuie sur des éléments forts de l’ancien tracé. Le maillage d’îlots carrés de 100mx100m rappelle l’urbanisme grec, adopté par Hippodamos de Milet dès le VIème siècle av.JC, auquel se superpose un triangle rassemblant trois espaces publics monumentaux : l’Hôtel de ville, la porte Océane et le Front de mer au sud. La création par ordonnance du 8 septembre 1945 des ISAI, immeuble sans affectation individuelle, permet de devancer les attentes des sinistrés et de construire hors de leurs pressions revendicatives. Le premier projet que l’équipe[5] Perret propose pour la reconstruction du Havre est novateur ; il imagine une architecture sur dalle, système qui sera développé dans les années 1970 lors de la construction de quartiers entiers ou de villes nouvelles[6].  Trop cher, confronté à la pénurie de matériaux après la guerre, le projet est abandonné par le MRU, mais reste quand même expérimental et novateur sur d’autres aspects : le production d’éléments de construction industrialisés comme les panneaux de façades rythmés selon une trame de 6m24, nouvelle densité urbaine, rationalisation des systèmes de réseaux, confort, hygiénisme et qualité des logements, plus petits mais plus rationnels. Aujourd’hui, la ville propose la visite d’un logement témoin, aménagé avec le mobilier fonctionnel, intelligent et beau de Marcel Gascoin, comme le furent les logements proposés aux sinistrés qui avaient tout perdu.

Cette ville d’organisation classique présente une grande unité, grâce notamment aux talents de Perret et de ses collaborateurs, qui édifièrent des œuvres remarquables. Auguste Perret dessina l’église Saint-Joseph, phare puissant face à l’Océan, ainsi que l’Hôtel de ville, dont il confia la tour de bureaux de 17 étages à Jacques Tournant, et qui nous rappelle la tour de la place de la gare d’Amiens[7] dessinée dès 1942, mais réalisée après-guerre (1948-1956). Le collège Raoul Dufy est l’œuvre de Pierre-Edouard Lambert[8], Hermant, Brelet, Dubouillon, Gastaldi et d’autres construisent les immeubles d’habitation, l’hôtel Normandie est de Poirrier… Tous ces architectes formés par un seul maître, Auguste Perret, ont travaillé sous son égide avec un même matériau, un béton gris et rose, ont dessiné des modénatures, ont dimensionné les ouvertures, ont rythmé les façades, ont usé de tout un vocabulaire riche et homogène contribuant à donner à la ville du Havre une grand et belle unité.

 LE MUSEE-MAISON DE LA CULTURE

Ce bâtiment remarquable, construit entre 1955 et 1961, situé à la jonction du port et de la plage du Havre, face à l’Océan Atlantique, est un précurseur des Maisons de la culture crées en 1961 par André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles. Cette brillante réponse à un programme novateur de musée, mais pouvant également accueillir diverses manifestations (théâtre, ciné-club, café-bar…) est l’œuvre des architectes Guy Lagneau, Michel Weill et Jean Dimitrijevic, assistés des ingénieurs Jean Prouvé, Bernard Lafaille et René Sarger.

Sur un socle opaque et dur de 40mx55m, est posée une boîte légère construite en verre et en acier, un parallélépipède de 32mx56m de côtés, lequel est surmonté d’un paralum, étudié par Jean Prouvé avec des profils aluminium en aile d’avion qui permettent de moduler la lumière provenant de la toiture. Prouvé a également étudié les panneaux de façade ainsi qu’une imposante porte de service de 7mx6m.

Une sculpture monumentale de H.G. Adam, posée sur le socle côté ouest, est un « signal » (c’est son nom) devant le musée. Sur une photo, par l’évidemment de la sculpture on aperçoit  André Malraux, qui bientôt donnera son nom à ce musée, qui fera l’objet d’une rénovation attentive de la part des architectes Laurent et Emmanuelle Beaudouin entre 1994 et 1999.

 LE « VOLCAN » DE NIEMEYER

Quand la municipalité communiste du Havre fait appel en 1972 à Oscar Niemeyer, réfugié politique en France, car communiste ayant fui la dictature militaire brésilienne, la reconstruction de la ville par Perret est terminée. La Maison de la culture du Havre, en collaboration avec les architectes José Luiz Pinho et Jean-Marie Lyonnet, est un projet postérieur à l’ouverture de l’agence parisienne de Niemeyer en 1972[9], la présentation des plans ayant eu lieu en 1974. Le chantier, démarré en 1978, est réceptionné en 1981, le bâtiment inauguré en 1982. L’architecture de Niemeyer est comme une sculpture dans l’écrin formé par les constructions rigides qui l’entourent, et face au bassin du Commerce qui lui offre une belle perspective depuis la passerelle construite par Guillaume Gillet en 1969. Quelques innovations techniques attirent les visites de techniciens, comme le début des « parois étanches » et des systèmes de coffrages adaptés aux structures complexes de deux cônes tronqués, volumes paraboloïdes hyperboliques, qui seront à l’origine de son nom de « Volcan » donné en 1990. Pour le critique Bruno Zevi, c’est l’une des dix meilleures architectures au monde. Depuis deux ans, le « Volcan » fait l’objet d’une rénovation sous la conduite de l’agence d’architecture Jeannaud-Deshoulières. Le chantier a pris une année de retard, la réouverture est prévue en 2015.

 VILLE D’ART ET D’HISTOIRE, PATRIMOINE MONDIAL

La partie historique de la reconstruction de la ville du Havre pour son dossier de candidature au patrimoine mondial de l’UNESCO a été rédigé par l’historien de l’architecture Joseph Abram. Sa grande connaissance d’Auguste Perret et de son œuvre, son approche nouvelle et l’étendue de ses recherches ont permis de porter un regard neuf et intelligent, tout autre que les banalités qui courent encore[10] sur cette ville de « béton ». La modernité est-elle si difficile à accepter ? Relisons « Adieu » dans « Une saison en enfer » d’Arthur Rimbaud : « Il faut être absolument moderne ».

Vincent du Chazaud

Juin 2014

 

 

 

 



[1] KNAPP Andrew, « Les Français sous les bombes alliées 1940-1945 », Taillandier, Paris, 2014

[2] Voir ABRAM Joseph, « Auguste Perret », Editions du patrimoine/Centre des monuments nationaux, Paris 2010

[3] Jean Prouvé, « Perret », Domus, n°534, mai 1974 (pp 16 à 20)

[4] Voir ABRAM Joseph, « L’architecture moderne en France, Tome 2, Du chaos à la croissance 1940-1966 », sous la direction de Gérard MONNIER, Picard, Paris, 1999.

[5] L’équipe est composée notamment de  André Le Donné, Jacques Guibert, Théo Sardnal, Pierre-Edouard Lambert, Jacques Tournant, Guy Lagneau, Arthur Heaume, Jacques Poirier, André Hermant…

[6] A Paris, le quartier de Beaugrenelle dans le 15ème arrondissement, le quartier Tolbiac dans le 13ème arrondissement.

[7] Sur un plan d’urbanisme pour la reconstruction d’Amiens confié à Pierre Dufau en 1942.

[8] En 1964 Lambert construit le Palais des congrès à Versailles, où s’est tenu en 2012 le 19ème congrès du CNCEJ.

[9] Son agence parisienne fermera en 1981, la situation s’étant améliorée au Brésil Niemeyer y retourne définitivement.

[10] Le film « Les garçons et Guillaume à table » commence très stupidement, quand le narrateur parlant d’une ville balnéaire du sud de l’Espagne, annone: « Une ville aussi triste que le Havre, ce qui n’est pas peu dire… » A l’opposé, un film a superbement mis en scène cette ville sous sa face mélancolique et mystérieuse, c’est « 38 témoins » de Lucas Belvaux.