Billet n° 72 – DJENAN-EL-HASSAN, CLIMAT DE FRANCE, AERO-HABITAT, TROIS ARCHITECTURES DE LOGEMENTS SOCIAUX A ALGER DANS LES ANNÉES 50 (5/5)

 

L’ARCHITECTURE PUBLIQUE

Nous avons abordé ces questions avec le logement, qui est la plus cruciale car l’architecture supporte mal les coups de boutoirs que lui assène l’expansion démographique. Les équipements publics et de bureaux connaissent des situations plus contrastées. Après le séisme de 1954 d’Orléansville, les architectes Louis Miquel et Roland Simounet construisent entre 1955 le Centre culturel et des sports, baptisé Cente Albert Camus lors de son inauguration en 1961. C’est une « Maison des jeunes et de la culture » (MJC) avant l’heure, celles-ci seront lancées par André Malraux devenu secrétaire d’Etat aux Affaires culturelles à partir de 1958.   En 2012 à Chlef, devenu Centre Larbi Tebessi et ayant résisté au séisme de 1980, il connaît un état de conservation qui pose la question de cet héritage en termes d’usages, qu’il soit sportif ou culturel : la piscine et le théâtre extérieur sont abandonnés, la grande salle maintient une faible activité, les chambres de l’auberge de jeunesse sont squattées… De façon plus générale, ce Centre culturel et sportif pose la question des loisirs en Algérie, de l’éducation par la culture et le sport. En 2014, le Centre doit renaître, une campagne de restauration a démarré sous la conduite d’un architecte respectueux et attentif au projet de Miquel et Simounet.

 

LA (RE)CONNAISSANCE

L’Espagne a profité durant presque huit siècles (de 711 à 1492) de l’apport arabe pour ses villes andalouses de Cordoue et de Grenade, pour ne citer que les plus connues. Elles font parties aujourd’hui du très riche patrimoine espagnol, dont le pays tire profit par l’afflux touristique, notamment depuis que ces sites sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Toutes proportions gardées, dans un mouvement similaire mais inverse, les Algériens aujourd’hui peuvent reconnaître l’architecture de la colonisation française qui dura moins d’un siècle et demi (de 1830 à 1962), quand elle porte une grande attention au site qui l’accueille, quand elle fait preuve de qualités esthétiques et fonctionnelles, comme c’est le cas pour celles encore vivantes, l’Aéro-habitat de Louis Miquel à Alger, ou le Centre Larbi Tebessi de Louis Miquel et Roland Simounet à Chlef. On sait que les architectes du Mouvement moderne ont laissé des témoins essentiels pour l’histoire en général et pour l’histoire de l’architecture en particulier, que ce soit Le Corbusier, Alvar Aalto ou Mies van der Rohe pour n’en citer que trois, et qu’aujourd’hui la ville du Havre d’Auguste Perret figure sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

 

LES ARCHIVES

En dernier ressort, lors de recherches sur le Centre Albert Camus, aujourd’hui Larbi Tebessi à Chlef, s’est posée la question des archives, qui est moins celle de leur localisation, en France ou en Algérie, que de leur conservation et de leur libre accès[1]. Or en Algérie les archives dites de « gestion » (cadastre, état civil …) restées sur son territoire après l’indépendance, soit ont disparu, soit ne sont pas classées et non consultables, quant à la France, sous le prétexte de lois de prescription, elle ne facilite pas l’ouverture des archives dites de « souveraineté » (police, armée, etc…). Pour écrire l’histoire la plus objective possible, chercheurs et historiens des deux pays doivent avoir librement accès à ces archives, qu’elles soient d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée. Les eaux de cette mer ne devraient pas être un barrage, mais au contraire une voie pour l’avenir de deux pays aux liens indéfectibles. L’histoire des périodes coloniales appartient aux deux pays, celui colonisateur comme celui colonisé, et la question des sources documentaires, parfois peu glorieuses pour le pays colonisateur, souvent douloureuses pour le pays colonisé, reste épineuse.

 

ENTRE MUTATION ET DESTRUCTION

Pour conclure, parce qu’il le faut bien mais provisoirement, on peut objectivement témoigner que, passant d’une architecture haussmannienne guirlandée à une architecture dépouillée du Mouvement moderne, sans oublier les façades et les cours d’immeubles Arts déco ou d’inspiration mauresque, et sans compter l’architecture ottomane de la Casbah et des villas alentour, Alger a fait preuve d’une audace et d’une diversité architecturale rarement vues dans d’autres villes à travers le monde. L’architecte Mohamed-Larbi Marhoun dit que sa «ville  est destinée à avoir plusieurs vies »[2]. Cette richesse architecturale et urbaine pourrait certainement être un atout pour le rayonnement de la ville. Pourtant, à part quelques ravalements épisodiques lors de grandes manifestations commémoratives ou à l’occasion de la venue de chefs d’Etat, le patrimoine architectural algérois se dégrade. L’entretien, la conservation, la mise en valeur du patrimoine ne font pas partie, ou peu, des priorités des propriétaires, des édiles ou des gouvernants. Le patrimoine des années 50/60, pour complexe qu’il soit, parfois déroutant voire repoussant, peut encore conserver son rôle social, notamment concernant les tours et barres qui ont souvent enlaidi notre environnement urbain. Des exemples de réhabilitation en apportent la preuve, je veux ici citer le cas de la transformation de la tour HLM Bois-le-Prêtre dans le 17ème arrondissement de Paris, porte Pouchet proche du périphérique. Fruit d’un concours du Grand Projet de Renouvellement Urbain gagné par l’équipe d’architectes Druot, Lacaton et Vassal, ainsi que celui d’une longue concertation avec les habitants, ce projet a obtenu en 2011 le prix de l’Equerre d’Argent du Moniteur et fut particulièrement remarqué à l’international. Cette tour construite en 1959 par l’architecte Raymond Lopez, est jumelle de celle qu’il construisit en 1957 à Berlin dans le quartier Interbau, associé à Eugène Beaudoin, adepte et promoteur de l’industrialisation du bâtiment. En 1990 la tour fait l’objet de travaux de rénovation, notamment d’une isolation par l’extérieur transformant son aspect originel. En 2011, l’ambition des architectes est d’aller au-delà d’une amélioration technique en écrivant pour la présentation de leur projet de concours : « La construction de ces ensembles immobiliers a permis de métamorphoser les conditions de logement de milliers de gens et garanti le passage d’un état d’insalubrité à un état de décence. Quarante années plus tard (50 en fait), la décence ne doit pas être un maximum. Le logement doit avoir comme objectif le plaisir d’habiter et non plus sa mise en attente, trouver les correspondances simples avec des besoins sociaux et familiers contemporains, être une facilité pour les habitants. »

 

D’AUTRES ARCHITECTES, D’AUTRES ARCHITECTURES

Cette expertise, mot sans doute un peu fort à ce stade, de trois bâtiments algérois mériterait d’être étendue à d’autres sur le territoire algérien : je pense à des architectes remarquables comme Michel Luyckx (avec l’hôpital d’Adrar de 1942, modèle d’architecture en terre), Jean Bossu (architecte du Centre Saint Réparatus d’Orléansville (Chlef), malheureusement détruit lors du séisme de 1980, la préfecture de Tiaret, l’immeuble des Douanes à Alger) ou André Ravéreau (avec la poste et le quartier Sidi Abbas de Ghardaïa alliant tradition et modernité). A Oran, influencés avec mesure par le Mouvement moderne, les architectes Diego Roman et Georges Blancard de Léry ont laissé une œuvre remarquable. Ce dernier, avec Lucien Cayla et Antoine Mas, reprend les chantiers abandonnés après l’indépendance à Oran (opérations « carcasses »).

Ce vaste corpus pourrait déboucher sur l’écriture d’une histoire de l’architecture en Algérie, comme cela a été fait pour sa capitale en 2003 avec l’important et incontournable catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition « Alger, paysages urbains et architectures, 1800-2000 », sous la direction de Jean-Louis Cohen, Nabila Oulebsir et Youcef Kanoun.

 

Nous avons commencé en évoquant Camus, grâce à Kamel Daoud et son « Meursault, contre-enquête », finissons avec ce propos optimiste extrait de « La Peste » : « Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser », et ce propos humaniste dans « Retour à Tipasa » : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une ni aux autres. »

 

Vincent du Chazaud, le 14 novembre 2014

[1] « La guerre d’Algérie, 50 ans après : la dernière bataille, celle des archives », article de Marianne n°779, du 24 au 30 mars 2012. Dans cet article est citée la ministre de la Culture, Khalida Toumi : « il nous faut rapatrier tout ce qui touche à notre mémoire, le patrimoine archéologique comme les archives (…) nous ne reculerons ni ne marchanderons ».

[2] Article de Ghania Mouffok dans Télérama n°3209 du 16 au 22 juillet 2011, « La ville racontée par des Algérois : ni avec toi, ni sans toi, Mohamed-Larbi Marhoum »