BILLET n° 91 – LE BEAU
La sortie organisée le 14 septembre dernier par les ingénieurs-experts, à laquelle ils ont aimablement convié les architectes-experts, du Louvre-Lens et du Centre historique minier de Lewarde fut bénéfique au moins sur deux points : permettre une rencontre amicale entre deux disciplines qui se côtoient sans trop se connaître, et découvrir des lieux de culture artistique et industrielle. La fosse Delloye du site minier de Lewarde, classée Monument Historique, constitue depuis 2012 l’un des sites remarquables du bassin minier inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. En parler plus ferait le contenu d’un billet, et c’est du Louvre-Lens et de sa « Galerie du temps » dont je veux parler ici, avec un développement sur la notion du « beau ».
La « Galerie du temps » du musée propose une confrontation d’œuvres d’art, dans le temps et dans l’espace et donc de civilisations différentes, celles-ci étant constamment renouvelées en provenance de ses collections. C’est dans un immense parallélépipède de 3000 m2 de surface que sont posés les objets, sculptures, peintures. De belles œuvres d’art ? Avec cette confrontation, depuis des sculptures votives de 4000 ans jusqu’aux peintures de portraits de la fin du XVIIIème siècle, sont posées les notions d’art et de beauté : usage, perception, reproduction… Dans un précédent billet (n°14, l’architecture et de sa reproductibilité technique), a été abordée cette notion de la reproductibilité et de la diffusion de l’art, notamment en prenant comme support l’essai de Walter Benjamin écrit en 1936 « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ». Nous avions conclu que l’architecture, comme les autres arts aujourd’hui, se complaît dans une distraction et un épatement des masses. A l’internationalisation de l’architecture s’ajoute celle de la «sensationnalisation ». La distraction des récepteurs, notamment au travers des systèmes médiatiques, est la condition première de diffusion de l’œuvre d’art, au détriment parfois de ce qu’elle peut susciter comme réflexion et dépassement de soi.
Ici nous abordons la notion du « beau », qui a traversé nos esprits au cours de cette déambulation dans la « Galerie du temps ». Que renferme la notion de « beau » ? Comment se manifeste-t-elle ? Comment la ressentir et l’exprimer par des mots ? C’est une question difficile à cerner, une notion changeante et affective ou le rationnel peut laisser place à l’affectivité, à l’émotivité. Les sentiments qui y sont liés sont ceux de la satisfaction, de l’harmonie, d’une osmose, accompagnés par des sensations de plaisir, de complétude, d’apaisement… avec parfois des mots banals pour exprimer ces sentiments. Devant la beauté, nous n’avons souvent que ces mots : « c’est beau ». Il faut souvent une analyse longue, minutieuse, savante, pour comprendre pourquoi nous trouvons que « c’est beau ».
Il faut ici distinguer la « beauté naturelle », une belle femme, un beau paysage, de la « beauté artistique », produit de l’artefact humain. C’est cette deuxième notion qui nous intéressera, cette « beauté » issue du travail de l’Homme, parfois de son génie quand cette beauté est appréciée de manière universelle, traversant le temps et l’espace. La beauté fait appel à tous les sens. En premier lieu la vue, mais également le beau peut pénétrer l’organe de l’ouïe grâce à la musique, également celui du toucher en caressant une sculpture, une femme, l’écorce d’un arbre, enfin l’odorat et le goût quand ils mêlent le bon et le beau. La beauté se définit par une relation tripartite dans laquelle il y a :
-un «donneur », par exemple l’artiste qui crée un tableau avec sa conception de la beauté,
-un « récepteur », par exemple le visiteur d’un musée qui va porter un jugement esthétique sur le tableau,
-enfin lien entre donneur et récepteur il y a l’objet créé et vu, peinture, sculpture ou architecture par exemple, dont les critères d’appréciation dépendent de la nature de l’objet lui-même (j’aime l’art roman, je n’aime pas le béton, etc.).
Interviennent également d’autres notions, celles de temps et de lieu, qui agiront sur le récepteur (ce qui est beau pour un esquimau sera peut-être laid pour un africain, ce qui était beau au Moyen-âge a pu paraître laid à la Renaissance, etc.).
Il peut arriver que le « récepteur » soit exclu de cette relation tripartite. C’est le cas avec cette statue en diorite, pierre importée d’une région éloignée, de Gudéa, prince de l’état de Lagash en Mésopotamie (aujourd’hui l’Irak), datée de 2120 ans av J.C., ou avec les décors funéraires des tombeaux égyptiens. Ces œuvres, soustraites à la vue du commun des mortels, sont destinées à prolonger l’existence terrestre.
A l’opposé, Hegel, dans sa vision historiciste de la beauté, la définit comme une « manifestation sensible du vrai », les différentes formes d’art exprimant des moments de la conscience universelle. Quand bien même le « beau » serait le fruit d’une « subjectivité », le « donneur » et le « récepteur » sont issus d’un milieu social, ils ont baigné dans une culture qui va influencer la création de l’œuvre d’une part, et l’appréciation de l’œuvre d’autre part. Ainsi la beauté se définit dans un système de « valeurs » propres à chaque société et de « relativité » propre à chaque individu. « Pour un crapaud, c’est sa crapaude qui est belle » disait Voltaire.
Depuis l’Antiquité, les sociétés ont établi des codes et défini des règles, ce qu’on appelle les « canons de la beauté ». Ainsi les grecs ont établi des ordres esthétiques ; ainsi les chapiteaux, dans l’ordre chronologique le dorique, le ionique et le corinthien, qui seront utilisés en Occident de façon quasi ininterrompue depuis Phidias au Vème siècle avant JC jusqu’à Ricardo Boffill au XXème siècle après JC. Cet ordre esthétique est accompagné de mesures harmoniques, le nombre d’or ou « divine proportion ». Issu du corps humain et formant une proportion considérée comme particulièrement esthétique, comme avec cet athlète tenant un disque, copie romaine d’un « Discophore » de bronze de Naucydès au IVème siècle av. J.C., le nombre irrationnel de 1,618 (1+V5 /2) sera adopté par les Grecs pour régler leurs œuvres, sculpture et architecture, puis réinterprété par Le Corbusier sur une nouvelle base de 1,829, plus proche de la taille de l’homme du XXème siècle, qu’il nommera « Modulor », et avec lequel il règlera ses constructions. Ces règles esthétiques, qui furent des contraintes activant le génie créatif des Grecs dont nous admirons aujourd’hui les ruines des temples, ont émoussé peu à peu la créativité des artistes, ces règles, au lieu d’être au service de l’homme, s’érigeant comme un dogme.
Au XVIIème siècle, la période dite « classique » voit la création de l’Académie française par Richelieu, complétée par Colbert avec l’Académie de peinture et de sculpture, puis l’Académie d’architecture, garantes du « bon goût ». La second Empire impose un art officiel, qualifié de « pompier » par ses détracteurs, illustrant en peinture et sculpture les limites d’un art soumis aux conventions, dans ses thèmes et dans ses techniques, mais en même temps apportant une grande homogénéité à l’importante création architecturale de cette deuxième moitié du XIXème siècle, notamment sous l’impulsion du préfet Haussmann. Les régimes autoritaires du XXème siècle, fasciste, nazi, communiste, ont porté à leur paroxysme cet art officiel s’accompagnant d’une chasse aux artistes déviants qualifiés de « dégénérés » par leurs chefs. L’art officiel des régimes hitlérien et stalinien refoule les mouvements dits « modernes » des artistes créatifs de l’entre-deux-guerres, « Die Blaue Reiter » (cavalier bleu) et Bauhaus en Allemagne, « déconstructivisme » en URSS, « futurisme » en Italie. La liberté créatrice de ces artistes « modernes » cherche à s’affranchir de l’académisme passéiste, pesant, castrateur. Depuis le milieu du XIXème siècle, les artistes impressionnistes revendiquent leur indépendance, ils quittent leurs ateliers et la peinture de commande pour se laisser guider par leurs sentiments devant la beauté de la nature. Influencés par les Romantiques, la notion de Liberté les habite, ils veulent donner libre cours à leurs émotions esthétiques.
Opposée à la conception « classique » de la beauté, mettant en avant un « ordre » universel, éternel, harmonieux, la conception « moderne » de la beauté cherche la singularité, l’unicité, la surprise et parfois le bizarre.
Cette liberté revendiquée par les créateurs modernes en a conduit quelques-uns dans des impasses, tant ils en ont reculé les limites. Ce fut le cas avec le défi « suprématiste » lancé par Malevitch dans les années 1920, poussant le dépouillement jusqu’à présenter une toile blanche, intitulée « carré blanc sur fond blanc ». Cette expérience de l’extrême est suivie par Yves Klein dans les années 1950 avec ses toiles monochromes, ainsi que par Nicolas de Staël dont ses derniers paysages se résument à quelques aplats de couleur. Ces trois peintres, acculés dans leurs recherches artistiques extrêmes, se suicideront.
Au-delà de cette attitude provocatrice, voire destructrice, de l’artiste, illustrée par le mouvement Dada au début du XXème siècle, c’est une remise en question fondamentale de la place de celui-ci dans la société et un regard nouveau sur la « beauté ». Toutes les créations artistiques sont reconnues, « art primitif », « art naïf », « art brut ». L’objet industriel, via le design enseigné à l’école du Bauhaus, trouve sa place dans la création artistique : on parle aujourd’hui d’esthétique industrielle. Celle-ci est une vision revisitée de la conception artistique de la Renaissance mettant l’art au service de l’homme. Mais au lieu de servir une classe privilégiée, avec le Bauhaus la beauté est une revendication sociale se mettant au service de tous les hommes. On a quitté cette vision romantique de la beauté et la conception de « l’art pour l’art » prônée par Théophile Gautier quand il clame « qu’il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien, tout ce qui est utile est laid ».
L’art, quand il est créatif comme chez les artistes authentiques, reste une entreprise sérieuse qui les mobilise tout entier. Mais également le « receveur », spectateur, auditeur, visiteur, doit avoir tous ses sens en éveil pour recevoir l’émotion dégagée par l’œuvre. L’ENERGIE est là au cœur de l’échange. La recherche de « beauté » est avant tout un travail sur la pureté, sur l’équilibre, sur la cohérence, sur l’échange. L’architecte André Wogenscky, un fidèle de Le Corbusier, écrit que « toute forme inutile et surajoutée est une dispersion d’énergie, un court-circuit qui la décharge. Toute simplification est concentration d’énergie dans une forme plus vive ». On est proche des slogans des pionniers de l’architecture moderne des années 1920, avec le fameux « l’ornement est crime » d’Aldof Loos ou le « less is more » (le moins c’est le mieux) de Mies van der Rohe. Moins déclamatoire, mais tout aussi pertinente, je vous livre cette réflexion de l’architecte André Ravéreau qu’il me confia au cours d’un entretien aujourd’hui publié[1] : « Au départ mes intentions sont toutes tournées vers le site, le climat, l’équilibre de la matière, et je ne me laisserai pas entraîner par la forme pour elle-même ; mais je sais bien en définitive que je veux que ma forme soit belle. Je veux qu’elle soit belle par la cohérence et l’équilibre ».
En parcourant ce concept de « beauté », abstrait et complexe, nous effleurons des valeurs humaines fondamentales : la liberté, la relativité avec l’esprit de tolérance qui s’y attache, la recherche de vérité, la sincérité, l’harmonie, l’équilibre et la justesse, le travail enfin. L’esthétique est une éthique. Elle est le résultat de ce que nous faisons de notre vie, non pas mener « la » belle vie, mais « une » belle vie. La beauté n’est pas un don, n’est pas un dû, elle est une philosophie. Le secret de l’œuvre d’art est une quête contre l’oubli, un défi face à la mort en recréant un monde que l’on voudrait éternel. Au bout de cette quête, l’œuvre sera un révélateur, pour l’auteur comme pour le récepteur, permettant à l’homme d’accéder à la conscience de soi, le « connais-toi toi-même » de Socrate. La beauté peut être l’occasion d’un rapprochement entre les hommes, quand l’émotion qu’elle suscite est partagée. Elle acquière alors une dimension universelle qui est clamée par Dostoïevsky quand il dit que « la beauté sauvera le monde ».
« Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable » écrivait Boileau. Ne s’appliquant pas seulement à l’art, pour ma part j’en ferai bien ma devise pour les expertises…
Ah, j’allais oublier l’architecture du Louvre-Lens… c’est sans doute parce qu’elle a su s’effacer pour se mettre au service des œuvres, et non l’inverse, c’est-à-dire quand l’architecte prend prétexte d’une commande de musée pour satisfaire son ego. Ici, je rapprocherai l’architecture de Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa (Sanaa architecture) de celle de Roland Simounet au musée de Villeneuve d’Ascq ou de celle du musée de Nemours : un écrin pour des œuvres.
Vincent du Chazaud, septembre 2016
[1] RAVEREAU André, Du local à l’universel, propos recueillis par Vincent Bertaud du Chazaud, éditions du Linteau, Paris, 2007