BILLET n°101 – PICASSO ET LES « PRIMITIFS »
Comme trop souvent, j’écris sur une exposition au moment où celle-ci prend fin. C’est encore le cas ici avec l’exposition « Picasso primitif » qui s’est tenue au musée du quai Branly (ou musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques) du 28 mars au 23 juillet 2017. Il y aura d’autres expositions aussi intéressantes, et il y a des salles passionnantes comme celles de l’Océanie, pour motiver à rentrer dans ce musée étonnant après avoir déambulé dans le jardin arboré traversant le bâtiment, lui donnant une surprenante légèreté et une modestie surtout depuis que la végétation a proliféré. Le musée a eu ces détracteurs à son ouverture en juin 2006, notamment chez les Anglos-saxons, je suis loin de leur emboîter le pas…
L’exposition est un parcours chronologique, de 1900, année de la première venue de Picasso à Paris pour l’Exposition universelle, à 1974, un an après sa mort durant laquelle on découvre et inventorie tous les objets africains accumulés par l’artiste.
La période la plus intéressante, et la plus importante, se situe durant les vingt premières années du XXème siècle, quand scientifiques (ethnologues) et artistes (peintres, sculpteurs, poètes, écrivains) portent un regard nouveau, reconnaissant et non plus distant ou méprisant, sur les arts dits « primitifs ».
En même temps que Picasso d’autres artistes découvrent les arts « primitifs », africains et océaniens, comme Braque, initiateur avec lui du cubisme, Derain, Matisse, des collectionneurs d’art comme Gertrude Stein, des marchands comme Paul Guillaume, des poètes comme Apollinaire et Breton. « Art nègre » apparaît pour la première fois dans un article d’André Warnod en 1912, et cette même année Apollinaire écrit à propos d’une statue africaine, dieu Gou du Dahomey, du musée d’Ethnographie du Trocadéro, : «La figure humaine a certainement inspiré cette œuvre singulière. Et toutefois aucun des éléments qui la composent, invention cocasse et profonde – ainsi qu’une page de Rabelais -, ne ressemble à un détail de corps humain. L’artiste nègre était évidemment un créateur. »
En ce début de siècle, alors que les colonies sont présentes avec chacune son pavillon durant les expositions universelles, ou bien font l’objet d’expositions spécifiques comme les Expositions coloniales dont la première eut lieu à Marseille en 1906, les ethnologues, les musées et les galeries présentent les statues africaines et océaniennes non plus comme des objets issus d’un artisanat de « sauvages » aux techniques frustres, mais comme un art à part entière à vocation religieuse, votive, chamanique, un lien entre les membres d’une même tribu, vivants et morts confondus. Au milieu du XXème siècle, la découverte de l’art rupestre préhistorique finira d’élargir les notions d’art, à la fois historiques et philosophiques.
Cette rencontre des artistes du début du XXème siècle avec la sculpture africaine, sous forme de statuettes et de masques utilisés pour des cérémonies et des rituels, est décisive, fondamentale pour l’art moderne, et pour l’artiste Picasso en particulier. Elle bouleverse tous les codes de l’art occidental essentiellement issus de l’Antiquité gréco-romaine, dont l’expédition en Egypte de Bonaparte, puis l’impressionnisme vont secouer les fondements sans les altérer. Cette rencontre, et les bouleversements qu’elle engendre, vont déplacer les codes esthétiques, la « beauté » au sens classique d’imitation et de ressemblance, ou comme art décoratif, n’est plus de mise alors. Il faut écouter ce que dit Picasso de cette période : « Quand j’ai découvert l’art nègre, il y a quarante ans, et que j’ai peint ce qu’on appelle mon Epoque nègre, c’était pour m’opposer à ce qu’on appelait « beauté » dans les musées. A ce moment-là, pour la plupart des gens, un masque nègre n’était qu’un objet ethnographique. Quand je me suis rendu pour la première fois avec Derain au musée du Trocadéro, une odeur de moisi et d’abandon m’a saisi à la gorge. J’étais si déprimé que j’aurais voulu partir tout de suite. Mais je me suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues hostiles qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme. Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où je compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin. »[1]
A partir de ce moment, les formes artistiques vont se développer et prendre des chemins imprévus, parfois contestables quand la provocation est le seul moteur. Il faudrait relire l’essai de Walter Benjamin écrit en 1935, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », autre révolution dans l’art qui culminera avec Andy Warhol et le Pop art.
Tous les masques « primitifs » n’agissent pas avec la même magie. En 1951, Picasso refusera un temps une coiffure cérémonielle du Vunuatu que lui offrait Matisse, allant jusqu’à le soupçonner de vouloir se dessaisir de cette parure effrayante : « Ce truc de Nouvelle Guinée me fait peur. Il doit aussi faire peur à Matisse, et c’est pour cela qu’il veut tellement me le donner ». Quand on sait la rivalité qui ira grandissante entre les deux artistes… Picasso n’acceptera ce masque qu’après la mort de Matisse en 1954.
Un beau projet initié par Aimé Césaire ne verra pas le jour, on peut le regretter. Le 20 octobre 1947, il écrit à Picasso : « Cher Pablo Picasso, c’est avec une grande joie que j’ai appris par notre commun ami Pierre Loeb que vous accepteriez de faire le monument que la Martinique veut ériger en souvenir de l’abolition de l’esclavage des nègres (…) . Ce serait une chose magnifique si en face des Américains lyncheurs de nègres et de leur statue de la liberté, se dressait en terre nègre notre LIBERTE qui serait la Liberté tout court. » Si l’esclavage est aboli définitivement aux Etats-Unis depuis le 18 décembre 1865, les lois de ségrégation raciale ne seront progressivement abolies que dans les années 1960 ; dans certains Etats et dans les faits la ségrégation demeure encore aujourd’hui.
En se promenant dans les salles de cette exposition au musée du quai Branly, on pourrait s’amuser à un petit jeu de cache-cache ou de colin-maillard, en ne mettant aucune indication sous les œuvres montrées. On serait surpris du résultat, en prenant Picasso pour un « primitif » et inversement. C’est exactement le titre donné à l’exposition : « Picasso primitif ». Dommage elle est terminée depuis dimanche 23 juillet. Reste le catalogue de cette exposition magnifique.
Vincent du Chazaud, 23 juillet 2017
[1] Picasso cité par Françoise Gilot, « Vivre avec Picasso », Calmann-Lévy, 1964