LES HISTORIENS FACE A L’ARCHITECTURE (2/2)
Aujourd’hui, la réception du patrimoine des Trente Glorieuses (1945-1975), voire avant comme ce bâtiment précurseur livré par les Ateliers Jean Prouvé, est complexe et pose des questions nouvelles pour sa conservation. Sa relative fragilité, le manque d’entretien, mènent souvent à son abandon ou à sa démolition… C’est le destin de tout produit industriel, et cette perte n’est pas en soi dramatique, si nous avons pu en relever les traces avant sa disparition. Parfois on assiste à la restauration ou à la rénovation de ces constructions ayant fait appel à des techniques sophistiquées, accompagnées de réflexions sociales généreuses. Elles nécessitent alors autant d’ingéniosité pour leur réparation qu’il en fallut pour leur mise en œuvre initiale. Ces choix devraient résulter d’une doctrine et de compétences qui font encore défaut, et non pas être le fruit de hasards ou de nécessités.
Une boulimie conservatrice risque d’être asphyxiante, comme le note Françoise Choay : « Le souci de conserver le patrimoine architectural et industriel du XXème siècle (jusqu’aux dernières décennies comprises), souvent menacé de démolition à cause de son mauvais état, engendre aujourd’hui un complexe de Noéqui tend à mettre à l’abri de l’arche patrimonial l’ensemble exhaustif des nouveaux types constructifs apparus au cours de cette période ».[1]
Roland Simounet, qui avait l’intelligence de penser que ses œuvres n’étaient pas immortelles, disait que l’important c’est de l’avoir fait. L’architecture, outre la valeur historique qu’il peut endosser dans le futur, pour diverses raisons, a une portée sociale dans le temps présent, pour peu que son programme colle à l’époque. Pour l’architecte qui œuvre pour les autres et l’amélioration de la vie, et non pour lui-même et la glorification de sa personne pour peu qu’il soit muni d’un peu de sentiments altruistes, l’enjeu social de son œuvre devrait primer sur une potentielle valeur historique. Est-ce que cela reviendrait à dire que l’architecte ne devrait pas s’intéresser à l’avenir de son œuvre ? Sans doute non, mais si l’architecte devrait s’intéresser à l’histoire, ce n’est pas son rôle de s’y immiscer, sauf à devenir historien lui-même, ce que font quelques architectes, ou à s’adjoindre les compétences d’historiens de l’architecture, ce que font les architectes en chef de Monuments historiques.
Jean Prouvé, qui n’avait le souci que d’améliorer la vie des hommes, en diminuant les coûts de construction d’une part et en diminuant la pénibilité de construction d’autre part, balayait d’un revers de main cette question, considérant que si « ça ne marche plus », il fallait faire autre chose, en essayant de faire mieux.
On hérite de bâtiments qui ont correspondu à un programme, et souvent les architectes, les ingénieurs, les constructeurs y ont répondu du mieux qu’ils pouvaient, avec conscience. Avec le temps, ces programmes ont évolué, ou sont devenus obsolètes, ou ne sont plus adaptés au lieu. C’est le cas pour nombre d’architectures des années d’Après-guerre, où l’on a beaucoup construit. Tout ne peut être conservé ou recyclé, pour différentes raisons, notamment techniques, tout ne peut être transformé en musées. L’architecture est un « art » encombrant, que l’on ne stocke pas comme un tableau dans une réserve de musée en attendant d’être mieux étudié, voire reconnu. Heureusement il existe d’autres moyens pour garder la connaissance de l’artefact: maquette, dessin 3D, plans, photos… tout ceci évidemment ne vaut pas l’original, cette approche en conserve la trace, mais on perd ce que Le Corbusier appelait « la promenade architecturale ». Pour certaines constructions, celles de Jean Prouvé par exemple, quand elles n’ont pu être gardées et restaurées sur place, elles sont démontées et exposées ailleurs. Ce fut le cas récemment pour la maison Métropole 8×12 de Jean Prouvé à Royan, actuellement exposée en Arles avec d’autres bâtiments de ce constructeur, et hormis un article dans le Monde et les alertes d’Artichem, une association locale, le « monde » des distingués historiens de l’architecture ne s’est pas manifesté. Fallait-il une fois de plus en appeler à Jack Lang, qui pour cette fois aurait été inspiré ? Que cette maison soit vendue à un galeriste parisien par son propriétaire, alors député-maire de Royan à l’époque, tant mieux pour la maison Métropole qui a été ainsi sauvée, et tant pis pour la ville de Royan qui a encore perdu ainsi un des témoins de sa reconstruction. Et puis dans cette sauvegarde, se pose aussi la question des modèles construits industriellement en « séries » : faut-il inscrire comme monument historique un seul modèle, ou tous, ou une partie selon leur impact dans leur environnement ?
Que les choses soient claires, je suis pour la sauvegarde de la Maison du peuple de Clichy, comme je le fus pour la Maison Métropole de Royan, mais comme je le fus moins, voire pas du tout, pour l’ école de La Valanceaude au Gond-Pontouvre, banlieue d’Angoulême, de l’architecte Robert Chaume, attribuée à tort à Jean Prouvé, qui s’est vu au passage décerné le titre d’architecte par les journalistes, alors qu’il s’agissait d’une réalisation de STUDAL, alerte fausse donc dans laquelle Jack Lang s’était fourvoyé. Les pièces des bâtiments STUDAL ont été démontées et stockées, elles rouillent dans un entrepôt à ciel ouvert de la ville[2]. A la place une école neuve a été construite avec des portes à hublots façon « Prouvé »… Lui-même disait que si ça ne marchait plus, il fallait détruire et construire autre chose, de mieux si possible.
Vincent du Chazaud
1ermai 2018
[1]CHOAY Françoise, L’allégorie du patrimoine, Editions du Seuil, Paris, 1999, pp.155 et 156.
[2]En 2014, à la demande de la DRAC Poitou-Charentes, les éléments métalliques ont été démontés pièce par pièce et stockés à l’air libre aux ateliers municipaux de la mairie de Gond-Pontouvre, où ils rouillent sous les intempéries. La presse locale s’est faite l’écho, non sans humour ou ironie, de ces péripéties : en « une » de La Charente Libre du 2 juin 2015, « Gond : le trésor Prouvé fait pschitt », puis page 7 un article de Laurence Guyon intitulé « Ecole Prouvé : tout ça pour ça ! » Le maire Gérard Dauzier dresse un bila amer : « Où sont-ils passés les gens qui ont signé la pétition, qui s’insurgeaient ? Jack Lang, il n’avait qu’à nous les acheter, les éléments Prouvé, s’il y tenait tant ! Après tout ce foin, il n’y abvait plus personne pour nous aider ! ».