Durant la guerre 1939-45, Alger aura vu se croiser des architectes et des hommes politiques qui se retrouveront sur les chemins de la reconstruction de la France, notamment autour du Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU) créé à la Libération.

Dans un livre paru en 2004, l’historien Benoît Pouvreau a résumé sa thèse de doctorat qu’il a consacrée à Eugène Claudius Petit (1907-1989), « Un politique en architecture »[1]. Très bien écrit et documenté, il se lit comme un roman tellement la vie de cet homme est riche et passionnante. A certains égards, elle me fait penser à celle de Jean Prouvé, d’ailleurs les deux se rencontrèrent et s’apprécièrent.

Démobilisé en juin 1940, Eugène Petit, ouvrier ébéniste puis professeur de dessin, syndicaliste et militant de « Jeune république », mouvement social et réformateur créé par Marc Sangnier en 1912, s’engage dans la Résistance, et prend le pseudonyme de Claudius qu’il conserva et ajouta à son nom après la Libération. En 1942, il entre au comité directeur des Francs-Tireurs, et il est cofondateur du Conseil national de la Résistance présidé par Jean Moulin.

Le 3 novembre 1943, après être passé par Londres, il atterrit à Alger pour représenter Franc-Tireur à l’Assemblée consultative provisoire. Pressentant l’immense tâche qui attend la métropole après les destructions des bombardements alliés, il va s’investir dans les actions destinées à sensibiliser les politiques, mais avec « la nécessité de bâtir un programme de construction et non pas de reconstruction pour la France. » Participant à différents congrès et débats sur ce thème, dont ceux de l’Union des ingénieurs et techniciens combattants (UNITEC), Eugène Claudius-Petit rencontre à Alger non seulement les architectes et urbanistes locaux, Léon Claro, François Bienvenu, Jean Alazard, Pierre-André Emery, Jean de Maisonseul, mais également ceux qui ont fui l’occupation nazie et la collaboration, André Sive[2], Bernard Zehrfuss, Marcel Roux, tous acquis aux idées de Le Corbusier et du Mouvement moderne. Aux côtés de Claudius-Petit, ils vont participer à l’émergence d’idées novatrices en matière d’urbanisme et d’architecture, souvent empruntées à la Charte d’Athènes de 1933, manifeste sur « la ville fonctionnelle » du quatrième Congrès international des architectes modernes (CIAM), mais que Le Corbusier, avec un texte très remodelé, ne publie qu’en 1941 sous le titre « La ville fonctionnelle ».

Eugène Claudius-Petit avait déjà été sensibilisé aux idées de Le Corbusier. Lors de l’Exposition universelle de 1937, officiellement Exposition internationale des Arts et des Techniques appliqués à la vie moderne, il s’enthousiasme pour le pavillon sous toile de Le Corbusier, « cet exploit conquis de haute lutte, (…) là je marchais vers le futur. La mutation était accomplie, je me nourrissais de toutes mes découvertes[3] » écrira-t-il. Quelques mois plus tard, professeur de dessin à Lyon, il accompagne ses élèves à une conférence donnée par Le Corbusier : « Les mots étaient limpides comme des évidences : Espace, Soleil, Verdure devenaient les matériaux essentiels, non seulement de l’architecture, mais aussi de l’urbanisme (…) Il ne « balayait » pas le passé, il esquissait l’avenir sans oublier la condition humaine ( …) Ce jour-là j’ai pu l’approcher pour lui dire un grand merci et lui serrer la main. Il s’en allait de son pas tranquille, heureux d’avoir partagé sa passion avec un public très jeune, enthousiaste.[4] » Ils se retrouveront plus tard, quand Claudius-Petit deviendra Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme de 1948 à 1952 et qu’il pèsera de toute son influence pour que Le Corbusier construise l’Unité d’habitation de Marseille.

Claudius-Petit à la tribune de l’Assemblée consultative à Alger en 1944

Claudius-Petit a-t-il eu connaissance lors de son séjour à Alger du Plan Obus, conçu, présenté et défendu par Le Corbusier entre 1931 et 1935? Ses interlocuteurs lors des débats sur la reconstruction, de Maisonseul qui accompagna Le Corbusier dans la Casbah en 1931 ou Emery qui fut son principal collaborateur pour ses plans d’Alger, ont pu lui exposer ce projet corbuséen radical qui effraya les édiles locaux. Ses réflexions sur Alger rejoignent celles de Le Corbusier, notamment quand il fait l’éloge de la Casbah, avec ses toitures en terrasses ensoleillées bénéfiques à tous, en opposition avec l’insalubrité régnant dans la partie basse, détruite peu après l’occupation militaire puis livrée à la spéculation immobilière. C’était lors d’une réunion sur l’urbanisme du département d’Alger en août 1944, à l’initiative du préfet Louis Périllier, et à laquelle participaient les architectes algérois Castet, Claro et de Maisonseul. Prenant la parole, Claudius-Petit rappelle la primauté du logement,  ayant découvert les conditions de vie difficile de la population musulmane cantonnée dans les bidonvilles en périphérie des villes. Il approuve le choix d’implanter le logement sur les hauteurs d’Alger, mais avec le corollaire de réaliser de bonnes dessertes avec des transports en commun adaptés. Ce seront les futures cités des Annassers, Diar-el-Maçhoul, Diar-es-Saada.

En 1944, le recteur Henri Laugier, directeur du tout nouveau CNRS, crée le Centre d’études et de recherche en urbanisme (CERU), et demande à Claudius-Petit de l’animer, et dans lequel on retrouve les architectes algérois Emery, de Maisonseul, Bienvenu, Alazard et Claro, ainsi que Roux et Sive. Au sein du CERU, deux commissions sont créées, dont l’une étudie le problème concret d’Alger et sa région, notamment la question de « l’habitat indigène ». Ce sont là les prémices de ce que sera le CIAM-Alger et sa contribution au CIAM d’Aix-en-Provence de 1953 avec la présentation des études de Roland Simounet sur le bidonville de Mahieddine, et celles d’Ecochard sur les bidonvilles de Casablanca. Ces travaux intéresseront Claudius-Petit quand il sera à la Société nationale de construction pour les travailleurs algériens (SONACOTRAL), d’abord administrateur général en octobre 1956, puis nommé président du conseil d’administration le 31 janvier 1957.

A la Libération, le CERU deviendra l’Institut d’urbanisme d’Alger.

Vincent du Chazaud, 31 janvier 2019 

 

[1]POUVREAU Benoît, Un politique en architecture, Eugène Claudius-petit (1907-1989), Editions du Moniteur, Paris, 2004  

[2] André Sive, architecte hongrois venu en France en 1925, cherche à atteindre la France Libre après sa démobilisation en 1940. En 1943, il retrouve à Alger quelques-uns de ses camarades, quelques amis des C.I.A.M. dont il faisait partie depuis 1936. Il participe, avec les architectes qui formeront plus tard le groupe CIAM-Alger, aux travaux animés par Claudius-Petit au sein du CERU. A son retour en France, Le Corbusier le désignait pour une mission d’investigation de six mois aux Etats-Unis.

[3] Témoignage d’Eugène Claudius-Petit dans la plaquette de l’association Le Corbusier pour l’Eglise de Firminy-Vert, Paris 1995 pp. 18-22 (in Benoît Pouvreau, Un politique en architecture, Eugène Claudius-petit (1907-1989), op.cit., pp. 34-35)

[4] Ibid, p. 35