Voici le premier d’une série de cinq billets sur le thème des usages en architecture à travers les âges ; ils seront en quelque sorte la « saga de l’été ». Ils sont tirés du chapitre d’un livre co-écrit sous la direction de Léonard Querelle, ergonome, à paraître aux Éditions du Moniteur en septembre 2021 sous le titre « Intégrer les usages dans un projet architectural ». Ici, je dois remercier Claire Maillochon, des Éditions du Moniteur, dont la relecture a enrichi et éclairci le texte d’origine.

Voici la table des matières de ces billets :

Billet n°148 : introduction

Billet n°149 :

1-Le métier d’architecte et ses outils de conception

2-Architecture, mécanique et énergie

Billet n°150 :

3-Normes et codifications

4-Des cités grecques aux cités de banlieues

Billet n°151 :

5-Le Mouvement moderne, épuration des formes et apport de la lumière

6-Mobilité et préfabrication

Billet n°152 :

7-Industrie, fonctionnalisme et standardisation

8-De la salle commune au fast-food, du banc à la chaise en kit

Conclusion

Billet n°148- Les usages en architecture à travers les âges (1/5)

Introduction

L’architecture est soumise à plusieurs contraintes facteurs, que l’architecte est chargé de mettre en œuvre. Pour cela, il met ses capacités, ses connaissances, son « génie » parfois, au service de l’œuvre. En même temps, il répond à un programme donné par un commanditaire, lequel attend de pouvoir faire usage de cette œuvre pour lui-même, comme un particulier pour sa maison, ou pour la collectivité, telle une commune pour sa salle des fêtes. Dans un entretien à l’hebdomadaire La Croix des 15 et 16 mai 2021, l’architecte Anne Lacaton, lauréate du prix Pritzker avec Jean-Philippe Vassal, expliquait : « Un projet répond à un usage. Cela doit être la ligne de mire. Le reste – les normes, le budget, la sécurité incendie – est un filtre de conception, mais ne doit pas diriger les intentions. »

Dans la construction d’un bâtiment, on doit avoir égard à la solidité, à l’utilité, à l’agrément : à la solidité, en creusant les fondements jusqu’aux parties les plus fermes du terrain, et en choisissant avec soin et sans rien épargner, les meilleurs matériaux ; à l’utilité, en disposant les lieux de façon qu’on puisse s’en servir aisément, sans embarras, et en distribuant chaque chose d’une manière convenable et commode ; à l’agrément, en donnant à l’ouvrage une forme agréable et élégante qui flatte l’œil par la justesse et la beauté des proportions. Vitruve, dans son traité De architectura écrit vers l’an 25 ou 15 avant J.-C. et dédié à l’empereur Auguste, avait énoncé les trois grands principes qui seront la base de la conception « classique » de l’architecture : « Firmitas, utilitas, venustas » (en français, « fermeté, utilité, vénusté »), c’est-à-dire qu’une œuvre soit solide, commode et belle. Les proportions, que les Grecs ont développées avec le nombre d’or, prennent leur source dans l’observation du corps humain. Les mesures dans la construction sont, elles, imposées par la matière. Quant aux charges symboliques, elles sont portées par la géométrie. Vitruve définit l’Homme à partir de ses proportions anatomiques en rapport avec la géométrie, c’est-à-dire l’univers, repris par Léonard de Vinci dans « L’homme de Vitruve », un homme avec quatre jambes et quatre bras inscrits dans un cercle et un carré, tracés géométriques de l’ordre cosmique.

Architecte ? Ingénieur ? Pourquoi se poser cette question, en débattre ? Il s’agit de bâtir (…) Tout objet à créer impose à la base une « idée constructive ». Spontanément l’homme, le constructeur, le voit dans l’espace complètement fini. Les matériaux qu’il connaît l’ont inspiré. Le parti est déterminé. Je crois qu’aucun objet construit valablement, grand ou petit, n’a échappé à cette règle (…) L’architecte, comme l’industriel créateur, n’arrivera à la réalisation de son idée qu’avec le concours de l’équipe d’ingénieurs sans les qualités desquels il ne peut réaliser ou aboutir (…) Après les déductions qui précèdent et qui sont basées sur une conviction profonde, elle-même étayée sur l’observation et l’analyse, je me dois de présenter dans l’ensemble, l’organigramme des tâches, en fait la hiérarchie, telle qu’elle serait souhaitable : œuvres = architecte + corps d’ingénieurs + dessinateurs + entreprises.[1] Jean Prouvé, Une architecture par l’industrie, 1971

Jean Prouvé (1901-1984), constructeur nancéen reconnu internationalement dans le monde du design et de l’architecture, exprimait, vingt siècles après Vitruve, que l’acte de construire procède d’un large éventail de connaissances. Le Corbusier (1887-1965), architecte dont l’œuvre, contribution exceptionnelle au Mouvement moderne, a été inscrite en 2016 sur la liste du patrimoine mondial par l’Unesco, écrivit dans Modulor 2 [2]: « Jean Prouvé représente d’une manière singulièrement éloquente le type du “constructeur”… Je veux dire par là qu’il est indissolublement architecte et ingénieur, à vrai dire architecte et constructeur, car tout ce qu’il touche et conçoit prend immédiatement une élégante forme plastique tout en réalisant brillamment les solutions de résistance et de mise en fabrication. » Dans l’histoire de l’architecture, si les bases de la bonne construction restent les mêmes, la réalisation, elle, s’est complexifiée, et les principes « vitruviens » de solidité, utilité et beauté, n’ont pas toujours été appliqués avec une répartition égalitaire et judicieuse. La « beauté » devient parfois un code imposé par une classe dominante ; elle l’emporte souvent sur les deux autres principes, notamment au détriment de « l’utilité », privilégiant une représentation ostentatoire symbolisant puissance et pouvoir.

À vingt siècles de distance, deux hommes incarnent leur temps, ou plutôt le devancent, Vitruve à l’apogée de l’Empire romain, annonciateur de la période dite « classique » en architecture, qui prit fin au xviiie siècle, Prouvé aux temps forts de l’ère industrielle du début du xxe siècle, précurseur de l’architecture de notre époque en ce début du xxie siècle. Si l’objectif dans l’art de construire est resté le même, protéger l’humain du mieux possible, les méthodes pour y parvenir ont évolué. Au Moyen Âge le maître d’œuvre était entouré d’apprentis, de compagnons et de maîtres de différents corps de métiers, tandis qu’aujourd’hui l’architecte est entouré d’ingénieurs et d’entreprises de différentes spécialités.

Ces maîtres d’œuvre, ces architectes et ces ingénieurs vont avoir à mettre en forme un programme dans des constructions dont on attend qu’elles répondent à l’usage qui leur est assigné. Parallèlement aux évolutions des techniques de construction, les usages ont changé, se sont modifiés au fil du temps. L’humanité a connu quelques grands tournants dans son évolution, que l’on classe en révolution cognitive (70 000 à 30 000 ans avant notre ère), révolution agricole (10 000 ans avant notre ère), révolution scientifique (il y a 500 ans), révolution industrielle (il y a 200 ans), et, aujourd’hui, révolution numérique. L’humain, avec l’accroissement de ses capacités intellectuelles et l’extension progressive de ses connaissances, ne cesse de faire évoluer son mode de vie, afin de le rendre plus confortable, et, par voie de conséquence, il ne cesse de modifier son environnement. L’architecture, par son art et sa technique au service de l’humain pour son abri et sa protection, n’échappe pas à ces mutations ; elle est même un marqueur d’une époque. Les usages des espaces construits, selon les corps sociaux et professionnels, évoluent dans le temps et se modifient dans l’espace. En milieu rural, l’évolution est lente en comparaison du milieu urbain. On ne s’arrêtera pas sur les styles architecturaux, couramment développés dans les ouvrages sur l’histoire de l’architecture[3], sans rapport avec les usages sinon qu’ils sont liés à des modes imposées par les classes dominantes aristocrates ou bourgeoises. Il ne faut cependant pas nier les effets de la mode sur les usages, par exemple avec la chambre, pièce destinée au repos, qui devint un salon littéraire au xviiie siècle.

Par ailleurs, l’évolution des outils, pour le travail ou pour la vie domestique, ont une influence sur l’espace dans lequel il est utilisé. Par exemple, parallèlement à l’évolution des instruments pour s’alimenter, l’espace dévolu aux repas se modifie. À la salle commune, où sont concentrées toutes les activités intérieures que sont cuisiner, manger et dormir, furent progressivement ajoutées des pièces spécifiques à chacune de ces fonctions. Le salon, lieu de réunions sociales et d’échanges intellectuels au xviiie siècle, auquel était accolé la salle-à-manger, est devenu aujourd’hui la « salle de séjour » à usage multiple ; elle est compartimentée, sans être cloisonnée, en « coin repas » ouvrant parfois sur un « coin cuisine » (dite aussi « cuisine américaine »), « coin du téléviseur/salon », aménagé avec une table basse, autour de laquelle sont disposés canapé et fauteuils.

Avec l’ère industrielle et les transformations qu’elle induisit dans la société, les modifications des usages s’accélérèrent, en architecture entre autres. La Première Guerre mondiale déclencha un brassage social, tandis que la Seconde accéléra les recherches scientifiques et techniques[4]. Les transformations socio-économiques (l’instruction publique, les congés payés, le droit de vote des femmes, l’American way of life[5], la consommation de masse) firent évoluer les programmes architecturaux et urbains (immeubles de bureaux, centres commerciaux, cités pavillonnaires, grands ensembles, etc.), tandis que les évolutions techniques modifièrent l’art de construire, avec de nouveaux matériaux (aluminium, plastique, etc.), avec l’industrialisation du bâtiment, ou encore avec la conception des bâtiments à l’aide de l’informatique.

Depuis le milieu du xxe siècle, l’histoire de l’architecture occupe une place au sein des sciences humaines, dans l’histoire de l’art comme dans celle des techniques. Les scientifiques questionnent l’évolution de l’humain depuis ses origines supposées, la découverte et la maîtrise du feu[6], d’où dérive le terme de foyer, qui désigne à la fois la cheminée et l’habitation. Comment l’humain a-t-il évolué ? Comment a-t-il modifié son environnement ? Comment son mode de vie s’est-il transformé ? Notre interrogation s’arrêtera à l’architecture, c’est-à-dire l’abri de l’humain, son enveloppe et son usage. À quel moment peut-on parler d’architecture ? Voici la réponse de l’architecte André Wogenscky (1916-2004), qui fut longtemps un proche collaborateur de Le Corbusier : « Je ne crois pas qu’on fasse de l’architecture avec de la matière. Je crois qu’on fait de l’architecture avec de l’énergie. C’est toute la différence qu’il peut y avoir entre un tas de pierres au bord du chemin et, simplement, le beau mur que le bon maçon est capable de construire avec ces pierres ». Une énergie qui, couplée à l’intelligence, au savoir-faire, à la sensibilité et parfois à la spiritualité, fit que ce beau mur de pierre prit l’allure d’une pyramide, d’un temple, d’une église romane, d’une cathédrale gothique, d’un château renaissance… ou d’une usine, comme la saline royale située à Arc-et-Senans, conçue par Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806).

Les usages sont le résultat d’expérimentations, comprenant des succès qui font suite à des erreurs, lesquelles sont alors riches d’enseignement, pourvu qu’elles soient transmises. Dans ce chapitre, on suivra leur évolution principalement dans l’architecture française, et sans que cela soit exhaustif, à partir de l’évolution des métiers du bâtiment, depuis la conception jusqu’à la réalisation, à partir des progrès techniques et de nouvelles énergies, à partir de l’évolution des règles de construction, à partir de l’impact des transports et des communications dans la rapidité et la multiplicité des échanges, ainsi que leur répercussion sur l’urbanisme, à partir de la civilisation industrielle et de l’apport du Mouvement moderne, à partir de la préfabrication et de son impact sur la rapidité de construire, et, enfin, à partir de l’industrialisation du bâtiment.

Vincent du Chazaud

Le 2 juillet 2021

[1]Prouvé J., Une architecture par l’industrie, Les Éditions d’Architecture Artemis, Zurich, 1971, p. 31-32.

[2] Le Modulor 2, éditions L’Architecture d’Aujourd’hui, Paris, 1955, réédition 1991

 

[3]Comme dans l’ouvrage Génie de l’architecture européenne publié en 1943, du critique et historien d’art allemand Nikolaus Pevsner (1902-1983), découpé avec des chapitres sur « Le style roman », « Le premier Gothique et le Gothique classique », « Le Gothique tardif », « La Renaissance et le Maniérisme », « Le Baroque dans les pays catholiques », « Le Classicisme », « Le Romantisme – L’Eclectisme – Le mouvement moderne », ce sont trop souvent la façade et son décor qui sont décrits, comparés et analysés. C’est dans une publication antérieure, Pionneers of the Modern Movement : from William Morris to Walter Gropius, parue en 1936 à Londres que Pevsner s’intéresse au design, qu’il considère comme l’avant-garde de la création, soulignant la portée politique et sociale qui lie le mouvement Arts and Crafts anglais et le Bauhaus allemand.

[4]Cohen J.-L., Architecture en uniforme : projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale, coédition du Centre canadien d’architecture et des éditions Hazan, Montréal, Paris, 2011.

[5]L’American way of life, ou « mode de vie américain », en français, est une expression, née au xxe siècle, et notamment après la Seconde Guerre mondiale, désignant une éthique nationale ou patriotique américaine qui prétend adhérer aux principes élaborés dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis : la vie, la liberté et la recherche du bonheur.

[6]« La maîtrise du feu allume la mèche de l’évolution » titre un article du préhistorien Bertrand Roussel, dans le hors-série du journal Le Monde L’histoire de l’Homme, une aventure de 7 millions d’années. Et après ?, paru en 2020.