Voici le quatrième et avant-dernier d’une série de cinq billets sur le thème des usages en architecture à travers les âges ; ils sont en quelque sorte la « saga de l’été ». Ils sont tirés du chapitre d’un livre co-écrit sous la direction de Léonard Querelle du CINOV Ergonomie (Syndicat national des cabinets conseils en ergonomie) et avec le soutien d’ADECAPE (Réseau des ergonomes internes), à paraître aux Éditions du Moniteur en septembre 2021 sous le titre « Intégrer les usages dans un projet architectural ». Ici, je dois remercier Claire Maillochon, des Éditions du Moniteur, dont la relecture a enrichi et éclairci le texte d’origine.

Billet n°151- Les usages en architecture à travers les âges (4/5)

  1. Le Mouvement moderne, épuration des formes et apport de la lumière

L’Art nouveau (1890-1914) débarrassa l’architecture et l’art décoratif des formules de l’architecture classique héritées de l’Antiquité, créant de nouveaux espaces de vie (le hall, la salle à manger, le salon, le fumoir, les pièces d’hygiène) et utilisant de nouveaux matériaux : le béton ou l’acier en structures porteuses, ou l’acier associé au verre pour créer des verrières. Avec lui, le plan de la maison bourgeoise changea l’usage affecté aux pièces, mais sa portée resta limitée à une classe sociale aisée, loin des buts sociaux recherchés par les initiateurs du mouvement Arts and Crafts à la fin de l’époque victorienne, les artistes anglais John Ruskin (1819-1900) et William Morris (1834-1896), qui les premiers introduisent les théories d’un art total dont s’emparera l’Art nouveau, mais aussi accessible à toutes les couches de population.

L’architecte autrichien Adolf Loos (1870-1933), ardent défenseur d’un dépouillement intégral de l’architecture, écrivit en 1908 un pamphlet Ornement et Crime, que Le Corbusier publia dans sa revue L’Esprit nouveau. Loos y écrivait que « l’ornementation est un crime économique, moral et culturel », ajoutant que « l’évolution de la culture est synonyme d’une disparition de l’ornement sur les objets d’usage ». Ce premier coup de semonce contre l’architecture ostentatoire avait été précédé, en 1907, par la création d’une association à Munich par l’architecte allemand Hermann Muthesius (1861-1927) : le Deutscher Werkbund. Ses membres, parmi lesquels Peter Behrens (1868-1940), engagé comme conseiller artistique pour le design industriel dans l’entreprise Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG), s’employèrent à concilier industrie, modernité et esthétique. L’activité pionnière de Behrens au sein de l’atelier d’architecture d’AEG eut une influence sur les architectes de la modernité, comme Walter Gropius, qui avait été son chef de bureau (1907-1910), ou Ludwig Mies van der Rohe (1908-1911) et Le Corbusier (1910-1911), stagiaires dans son atelier. En 1947, Mies van der Rohe reprit à son compte cette phrase d’un poème de Robert Browning[1], « Less is more » (« Moins, c’est plus »), qui faisait écho aux théories minimalistes de Loos au début du siècle.

La Première Guerre mondiale marqua une rupture ; « Le monde ancien fut brisé, foulé, refoulé, enterré » constatait Le Corbusier dans L’Art décoratif d’aujourd’hui, paru en 1925. Dans l’esprit du Deutscher Werkbund, Walter Gropius fonda en 1919, à Weimar, l’école du Bauhaus, école d’architecture et d’arts appliqués, avec un enseignement novateur, qui posa les bases du Mouvement moderne et du « style international ». Gropius recruta des artistes d’avant-garde venus de toute l’Europe, dont le travail en commun mêlait toutes les disciplines artistiques. La couleur en architecture prit une grande importance, notamment sous l’influence des peintres suisse Johannes Itten (1888-1967) et allemand Paul Klee (1870-1940). Le mobilier s’épura sous l’influence de l’architecte et designer hongrois Marcel Breuer (1902-1981).

Le rôle de l’architecture évolua ; art de la représentation des classes dominantes, elle revint aux sources, c’est-à-dire, avant tout, à une construction fonctionnelle adaptée aux besoins des usages. C’est ce qu’elle était demeurée en milieu rural, et qu’elle redevint en milieu urbain, où il fallait loger une population croissant rapidement, notamment ceux qui avaient fui la misère des campagnes pour trouver du travail dans les zones industrielles, puis les migrants des colonies. Il fallait donc construire à grande échelle et bon marché, et pour cela, épurer les formes, simplifier, voire supprimer, les décors, faire appel à des matériaux moins nobles, ainsi qu’à des techniques et du matériel de chantier qui permettaient de construire rapidement. En 1924, Auguste Perret (1874-1954) recommande pour le logement « Il nous faut supprimer radicalement l’inutile, aucun décor fixe, rien que des proportions justes. C’est à l’habitant de décorer son logis ».[2]

Une autre contribution importante de l’architecture du xxe siècle réside dans l’apport de la lumière. La taille des ouvertures dépend du site et de la situation géographique, la maîtrise de l’ensoleillement et de la lumière ne sont pas les mêmes au Nord et au Sud de la France. L’ouverture pratiquée dans un mur dépend aussi de sa fonction ; petite et défensive pour un château-fort médiéval, elle devient une grande fenêtre à meneaux pour les châteaux de loisirs de la Renaissance. Enfin, leur taille suit les innovations techniques. Les cathédrales gothiques sont ainsi inondées de lumières colorées grâce aux arcs ogivaux, qui forment comme un squelette de vertébré, ce qui allège les murs, qui peuvent devenir de grandes surfaces vitrées, par opposition aux murs épais comme une carapace de crustacé des églises romanes, faiblement éclairées par de petites baies. Au xxe siècle, Le Corbusier introduisit la fenêtre en longueur, grâce aux structures poteaux-dalles, qui suppriment les murs porteurs de façade et leurs baies étroites. Comme vu précédemment, il en fit un des cinq piliers de l’architecture moderne, ce qui l’opposa à Auguste Perret, qui, restant dans une filiation d’architecture classique « à la française », imposa dans ses bâtiments une fenêtre verticale. Cette fenêtre en longueur s’agrandit pour occuper toute la façade, d’abord avec des murs en briques de verre comme pour la « Maison de verre », que l’architecte et designer Pierre Chareau (1883-1950), membre fondateur de l’Union des artistes modernes (UAM), construisit entre 1928 et 1931 pour le docteur Dalsace à Paris. Dans la même veine, avec les progrès techniques de l’industrie du verre, les façades des maisons purent devenir de grands pans de verre transparents, ouvrants ou fixes, comme dans la Farmsworth House conçue par Mies van der Rohe entre 1946 et 1951 près de Chicago.

  1. Mobilité et préfabrication

L’artiste russe d’avant-garde Lazar Lissitzky (1890-1941), peintre, designer et architecte, proche de l’artiste Kasimir Malevitch (1879-1935), son compatriote, et de son suprématisme, rallié en 1923 à De Stijl, mouvement artistique incarné par Piet Mondrian et Théo van Doesburg optant pour une abstraction rigoureuse faite de lignes et de couleurs pures, déclarait en 1926 : « L’architecture statique des pyramides égyptienne est dépassée : notre architecture roule, nage, vole. Elle se balancera et flottera dans l’air. Je veux contribuer à inventer et concrétiser cette nouvelle réalité. »

Avec la sédentarisation débuta la construction d’un habitat stable, solide, durable, par opposition aux abris précaires, légers, démontables, transportables des communautés nomades, comme les tipis des Indiens en Amérique du Nord, les tentes des Touaregs en Afrique du Nord ou les yourtes des Mongols en Asie centrale. La civilisation des loisirs, aidée notamment, en France, par l’acquisition des congés payés sous le Front populaire en 1936, encouragea à la fabrication et l’usage de nouveaux types d’habitats, qui se sont inspirés de ceux des nomades. Apparurent ainsi les tentes de camping, abris précaires, légers, faciles à transporter et à monter. Certaines sont réduites à un simple espace regroupant toutes les activités, lorsque celles-ci ne peuvent se faire en plein-air, quand d’autres reproduisent l’organisation des appartements citadins, avec espaces séparés pour le couchage des enfants et des parents, espaces pour les repas et la cuisine.

Cette même frénésie de transport vers des lieux de villégiature, principalement les bords de mer, stimula les imaginations, et, sur le modèle de la roulotte des Gitans, des caravanes et des camping-cars envahirent les routes des vacances, ou, dans la période hippie, celles de Marrakech ou de Katmandou. La navigation de loisir prit elle aussi de l’importance, et, sur ce même modèle d’espaces restreints, les équipements furent miniaturisés et devinrent multifonctionnels. Des yachts et des « mobil-homes » prirent des allures de demeures ambulantes, d’un confort et d’une habitabilité bien supérieurs à ceux de logements communs.

La mobilité fut à la portée du plus grand nombre avec le succès de l’automobile. Sa diffusion populaire fut associée à l’engouement pour la maison individuelle, et s’imposa alors la création d’un nouvel espace, le garage. Souvent accolé à la construction, où, parfois, la place manque, il peut occuper la fonction supplémentaire de remise, d’atelier de bricolage, de buanderie. Éloignés des centres-villes, les habitants des lotissements prennent leur voiture pour faire leurs achats dans des centres commerciaux appelés grandes surfaces, ceinturés de vastes espaces de stationnement. Avec le développement d’Internet, les magasins de ces centres commerciaux mettent en ligne leurs produits, qu’ils livrent soit sur place aux automobilistes grâce à un système baptisé « drive », soit dans des boutiques-relais, ou encore à domicile. Ces modes d’achat et de livraison de toutes sortes de produits gagnent du terrain depuis les années 2010, faisant naître des plates-formes de stockage gigantesques aux ramifications internationales.

Au milieu du xxe siècle, une autre mobilité s’observa à l’intérieur même de l’espace habité des logements ou des bureaux. En effet, l’affranchissement de murs porteurs, en façades ou en refends, que ce soit avec un système poteau/poutre ou un système de portique comme ceux des maisons de Jean Prouvé, permet de libérer l’espace intérieur, qui forme ainsi des plateaux libres, qui peuvent ensuite être découpés au moyen de cloisons mobiles ou modulaires. Pour les bureaux sans cloisons, on a adopté pour l’« open space », anglicisme que l’on peut traduire par « espace ouvert ». Ce concept est apparu à la charnière des 19ème et 20ème siècles, avec les premiers immeubles consacrés entièrement aux activités administratives, construits pour les sièges sociaux de grands groupes financiers à Londres et dans les grandes villes américaines (New York, Chicago…). Dans les années 1950, les consultants allemands Eberhard et Wolfang Schnelle renouvelle ce concept avec celui de « bureaux paysagers ». Récemment, l’obligation de se tenir à distance pour lutter contre la pandémie due au Sars-CoV-2 éloigne provisoirement les travailleurs de ces espaces de travail collectif. De plus, le travail à domicile pratiqué dans ce cadre offre comme avantages d’éliminer les temps passés dans les transports et de réduire la pollution, due à l’utilisation de la voiture notamment, pour effectuer ce type de trajets. Cela remettra-t-il en cause l’utilisation des imposantes tours de bureaux, sièges sociaux de grosses entreprises et de multinationales, et ce qu’on appelle « les quartiers d’affaire » ?

Pour ses matériaux de construction, l’architecture fut, jusqu’à l’ère industrielle, tributaire du site où elle était implantée, et, plus précisément :

  • pour les murs, de l’emploi :

– de la brique dans le Nord,

– de différentes sortes de pierres, comme le granit en Bretagne, le grès en Alsace, le calcaire en Périgord,

– du bois en montagne ;

  • pour les toitures, de l’emploi :

– des tuiles plates ou creuses,

– de l’ardoise,

– du chaume,

– de la lauze.

Les matériaux pouvaient aussi être liés aux échanges commerciaux, puisqu’ils pouvaient notamment servir de marchandises ou à lester les bateaux à leur retour ; ainsi, des badigeons colorés de pigments étrangers à la région de Carentan, dans la Manche, furent appliqués sur des façades de maisons. En parallèle, les techniques pour leur mise en œuvre évoluèrent peu. Cette continuité, qui souvent identifiait une architecture à sa région, fut bouleversée par la diffusion de produits industriels (acier, béton armé, parpaings de ciment, briques, plaques de plâtre, profilés en aluminium et en PVC, etc.), ainsi que par les facilités de transport, d’abord le chemin de fer, puis la route. Cet essaimage de produits atypiques et leurs performances techniques bousculèrent les métiers et les savoir-faire ancestraux. L’usinage d’éléments entiers pour la construction, comme les façades rideaux ou les cloisons en plaques de plâtre cartonnées, fut un facteur d’homogénéisation de l’architecture, en même temps qu’il offrait une rapidité dans l’exécution.

Apparue dans les années 1930, l’idée de construire des façades en rideaux, attribuée à Jean Prouvé, rejoignait celle de la structure porteuse comme squelette, les vitraux étant la peau, des constructeurs de cathédrales gothiques. Ce dernier remarquait : « En 1934-1935, j’ai imaginé une nouvelle façon de faire de l’architecture, c’est-à-dire une nouvelle façon de mettre en œuvre les matériaux (…) J’ai imaginé des immeubles comportant une structure, comme un être humain comporte un squelette, à laquelle il fallait ajouter le complément ; le complément logique d’un squelette, qu’il soit en acier ou qu’il soit en béton, voire en bois, c’était de l’envelopper d’une façade, de l’envelopper d’une façade légère puisque la structure se suffisait à elle-même. »[3]

Vincent du Chazaud, le 2 juillet 2021 

 

[1]Browning R., Men and Women, poème « Andrea del Sarto », 1855.

[2] Cité dans « Auguste Perret, huit chefs d’œuvre, salle Cortot 1929 », Cité de l’architecture et du patrimoine

[3]Jean Prouvé, constructeur, film de Guy Olivier et Nadine Descendre, Antenne 2, 1982.