Billet n°161 – ANNÉES 20, ANNÉES FOLLES, FOLLES À LIER
L’Art déco n’est que l’expression artistique des années 1920, dites « folles ». Elles prennent naissance au sortir de la « Grande » (curieuse expression) guerre, et s’écrasent avec la « Grande » dépression de 1929 aux Etats-Unis, de 1931 en France. C’était écrit dans un ancien billet du 27 octobre 2013, « L’Art des Cocoricos au Palais de Chaillot » à propos de l’exposition qui s’y tenait « 1925, quand l’Art déco séduit le monde »_ : « L’Art déco est décadent… ce qui n’enlève rien au talent de ses artistes. Une lumière durant cette période des années 20-30, ce sont les prémices de l’émancipation féminine à laquelle l’Art déco contribua avec une mode vestimentaire et capillaire adaptée à la vie moderne, en lien avec les revendications sur l’égalité des droits civiques et sociaux. »
L’exposition « Allemagne-Années 1920/Nouvelle Objectivité-August Sander » actuellement présentée au Centre Pompidou jusqu’au 5 septembre 2022, m’incitait à écrire un billet sur le sujet, ce que je m’apprêtais à faire quand je reçois un message d’Alain Valentin : « Tu pourrais peut-être faire un billet sur Tissier », accompagné de quatre pages tirées de « Point de vue », un magasine hebdomadaire spécialisé dans l’actualité mondaine du gotha, des familles royales aux « people »… Tissier, connais pas… et qui connaît Tissier ? Alors commençons par Paul Tissier (1886-1926), grand ordonnateur de fêtes exubérantes dans les années 1920.
Paul Tissier fait des études en architecture aux Beaux-arts de Paris, il en devient le grand massier des fêtes. Talentueux en dessin, il est aussi un bon musicien et c’est ainsi qu’il rencontre sa future épouse, musicienne également. Après leurs études, ils s’installent en 1923 dans le midi, où Paul Tissier tentera la construction en série de villas de bord de mer, sans succès. Il avait déjà proposé de reconstruire de façon rationnelle et standardisée les fermes de la Meuse, détruites pendant la Première guerre. Il construit quelques villas, mais ce n’est pas comme architecte qu’il se fait une réputation, mais comme organisateur de « fêtes d’art », comme il se présente dans les casinos des grands hôtels de la côte d’Azur, de Cannes et de Nice. Les thèmes en sont variés, la Rome antique et ses combats de gladiateurs, les mystères marins des océans, l’Amérique latine, le cubisme. Son succès le mène dans plusieurs villes d’Europe, il projette d’exporter son concept jusqu’aux Etats-Unis, sans succès. Paul Tissier meurt jeune d’une maladie pulmonaire foudroyante, à quarante ans.
Une thèse et un ouvrage (« Paul Tissier, l’architecte des années folles », Norma Éditions, Paris, 2022) viennent de lui être consacrés par Stéphane Boudin-Lestienne, chercheur et enseignant, à partir de documents conservés par sa veuve, Gisèle Tissier, et exhumés en 1983.
Sur ce thème festif, une thèse a été soutenue l’an passée par Isabelle Conte sous la direction de Jean-Michel Leniaud à l’École pratique des hautes études (EPHE) avec ce titre : « Le Bal des Quat’z’Arts (1892-1966). Quand la célébration de l’esprit d’atelier devient œuvre d’art ». On attend avec impatience une publication avec les affiches licencieuses qui annonçaient ces bals. Jacques Roman, dont le père fut un massier de ces fêtes dans les années 1930, nous en a donné un aperçu. On sait la part active qu’ont prise les étudiants en architecture dans ces grandes fêtes, et nous venons d’en citer l’un d’entre eux, Paul Tissier. Né à la fin du 19ème siècle, le Bal des Quat’z’Arts ne survivra pas à l’éclatement de l’École des Beaux-arts en 1968, quand l’enseignement de l’architecture quitte l’école de la rue Bonaparte et se restructure entièrement avec pour objectif principal le rejet de l’enseignement académique.
En cette période de l’entre-deux guerres, on assiste à deux courants en Europe, celui des vainqueurs opposé à celui des vaincus:
Le Bal des Quat’z’Arts c’est la fête insouciante et gaie…
Les cabarets Berlinois c’est la fête désillusionnée et triste…
L’importante exposition du Centre Pompidou consacrée aux années 1920 en Allemagne est bouleversante de tristesse, surtout quand les sujets traitent de la fête, des cabarets, de la danse, des cafés… Une énorme tristesse, un abattement, un écœurement, une déchéance dans l’alcool et la violence qui sourd… et finira par s’exprimer au grand jour avec le nazisme qui veut mettre de l’ordre dans ce marasme. Ma foi, l’histoire ne se répète pas, elle bégaie si on se rapporte à aujourd’hui.
La période couverte par l’exposition débute avec la défaite de l’Allemagne, la signature de l’armistice le 11 novembre 1918, l’année suivante la proclamation de la République de Weimar et la fondation du Bauhaus par Walter Gropius, et prend fin en 1933 avec l’accession d’Adolphe Hitler au pouvoir et la fermeture de l’école du Bauhaus par la Gestapo.
L’exposition commence avec une photo de 1914, « Jeunes paysans », d’August Sander, photographe de la Nouvelle Objectivité militant pour un image documentaire au plus près du réel. Cette photo a servi pour la couverture d’un roman de Richard Powers publié en 2004, « Trois fermiers s’en vont au bal ». Obsédé par cette photo découverte dans un musée de Détroit et le regard tourné vers l’objectif des trois jeunes hommes en route vers le bal et leur destin, le narrateur porte un regard croisé sur six personnages à trois époques différentes. Ce roman foisonnant est magistral. Mais c’est de cette exposition sur l’Allemagne des années 1920 dont je veux parler brièvement… Les portraits du peintre Otto Dix sont cruels, les personnages sont caricaturés à la Daumier, en grand format et en couleur, avec une domination pour la palette des rouges, mortifères et décadents. On reste en arrêt devant la danseuse Anita Berbère (1925), égérie des scènes de cabarets berlinois, visage pointu, bouche en cul de poule, longs yeux tristes cernés de noirs, le corps moulée dans une robe rouge carmin à peine détachée du fond rouge feu orangé. Seules trois tâches surgissent de cet incendie, le visage et les deux mains d’un blanc macabre… Connue pour ses excès sur scène et dans la ville, s’affranchissant de tous les codes moraux de la génération d’avant-guerre, cette artiste rebelle et cocaïnomane s’éteignît à l’âge de vingt neuf ans. La pose qu’elle prend devant le photographe Ernst Schneider en costume masculin, canne, chapeau melon et monocle sera repris par Marlène Dietrich, égérie androgyne du cinéma, venue elle aussi du cabaret, « Ange bleu » du film éponyme de Joseph von Sternberg de 1930. La libéralité des mœurs dans la capitale allemande encourage de nombreux homosexuels européens à devenir des berlinois de passage, alors qu’ils sont persécutés dans leur pays… mais ceci sera de courte durée. Autre portrait d’Otto Dix à dominante rouge-rosée, celui de la journaliste Sylvia von Harden (1926). Monocle, coupe à la garçonne, bouche chevaline aux lèvres rouge vif, visage blanc exagérément allongé comme un masque africain, la pose est à la fois lascive et désabusée. Les mains blanches aux doigts longs et osseux prolongés d’une cigarette, accentuent l’allure cadavérique de cette caricature d’intellectuelle désabusée.
Autre artiste de la Nouvelle Objectivité, George Grosz qui déjà témoigna des horreurs de la guerre avec des gravures en noir et blanc, où la souffrance est dessinée avec une intensité et une réalité à peine soutenable. Grosz n’épargne pas non plus les rescapés de cette grande tuerie, que ce soit en empruntant à Georgio de Chirico et la peinture métaphysique italienne, lorsqu’il peint un pantin désarticulé et sans visage dans une architecture géométrisée sans âme (Sans titre (construction), 1920), ou dans un portrait réaliste de l’écrivain Max Hermann-Neisse (1925), d’une facture très classique, où le regard est focalisé sur le crâne chauve et veiné semblable à une motte de terre, où la peau épouse l’os dont la vie émerge seulement de la bouche et du nez.
J’emprunte ma conclusion à une citation tirée de « Berlin Alexanderplatz », quand l’auteur Alfred Döblin interpelle et questionne ainsi ses compatriotes: « Chers compatriotes allemands, jamais un peuple n’aura été aussi outrageusement floué, jamais une nation aussi outrageusement, injustement trompée que la nation allemande. Vous souvient-il encore de Scheidemann, comme le 9 novembre 1918, depuis la fenêtre du Reichstag, il nous promettait la paix, le pain et la liberté? Et comme cette promesse aura été tenue! »
Vincent du Chazaud 16 juin 2022
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