Billet n°163 – TROIS « NAÏVES ?» ET ART DÉCO, RIEN DE NOUVEAU
Par quoi commencer ?
Par l’Art déco, exposition dont le départ a été donné le 21 octobre 2022 à la Cité de l’architecture et du patrimoine, et qui doit se prolonger jusqu’au 6 mars 2023. « Art déco France / Amérique du Nord » est la suite, ou la répétition, de l’exposition qui s’était tenue au même endroit en 2013, « 1925. Quand l’Art déco séduit le monde ». Les Etats-Unis en plein boom économique, voit émerger une bourgeoisie qui s’enrichit à grande allure et à ressources immenses. Celle-ci guigne du côté de l’Europe pour s’habiller, pour construire et décorer leurs demeures… La France, qui sort du traumatisme de la Grande Guerre, à laquelle les Américains ont prêté main-forte et aidé à la reconstruction, oublie ce cauchemar de quatre années en s’enivrant durant les « Années folles », avec un regain d’énergie et de créativité. L’Art déco s’impose rapidement et rayonne internationalement, notamment grâce aux Expositions universelles. Tous les arts s’y adonnent, peinture, sculpture, mais aussi l’architecture, la décoration intérieure, la mode, le design, mot nouveau pour les objets du quotidien fabriqués industriellement. L’Atlantique est facilement franchissable avec des paquebots de luxe, dont la décoration emprunte à l’Art déco, ce qui contribue à son développement vers les Amériques, du Nord mais aussi du Sud. D’une autre exposition en face, au musée de la Marine, on se rappelle cette exposition étonnante sur l’artiste Mathurin Méheut qui participa à la décoration du paquebot Normandie, symbole du raffinement « à la française ». Ce dernier a mystérieusement pris feu puis coulé en 1942 dans le port de New-York, en pleine guerre. Cette exposition reflète cette influence française aux Etats-Unis, certains artistes français s’y installant et y prospérant, jusqu’à la grande dépression de 1929. Beaucoup reviennent en France, comme Jacques Carlu qui pourra faire perdurer le gigantisme américain étant appelé à la construction du palais du Palis de Chaillot avec Léon Azéma et Louis-Hyppolite Boileau. Ce projet pour l’Exposition universelle de 1937 venait en remplacement du Palais du Trocadéro, architecture chargée et éclectique érigée sur la colline par Gabriel Davioud et Jules Bourdais en 1878.
Bon, si vous voulez allez voir cette exposition, c’est un peu « foutraque », pas beaucoup d’architecture (si, le palais de Chaillot et quelques projets ici et là, notamment de Carlu). Ça montre les limites du luxe et de l’Art déco qui, comme son nom l’indique ne va guère plus loin que la décoration, style et époque que je ne porte pas vraiment dans mon cœur… Il me faudrait un contradicteur.
Poursuivons maintenant avec les trois « naïves ?», il faut penser « peintres dites naïves ».
Sally Gabori, de son nom tribal Mirdidinkingathi Juwarnda, est une femme aborigène née vers 1924 sur l’île de Bentinck située sur la côte nord de l’Australie, formant avec 21 autres îles l’archipel des îles Wellesley dans le golfe de Carpentarie. Des catastrophes naturelles ayant pollué l’eau potable de l’île où elle vivait avec son peuple Kaiadilt, notamment grâce à d’ingénieux pièges à poissons faits de murs en pierre, ils durent se replier sur l’île proche de Mornington. C’est là qu’elle elle a commencé à peindre à l’âge de 81 ans, créant des œuvres monumentales hors de toute filiation avec les peintures aborigènes traditionnelles. S’inspirant des couleurs de son île abandonnée, elle peint de grands aplats colorés, les juxtaposant ou les mêlant, se motivant en psalmodiant des chants traditionnels. Un film la montre assise, calme et ordonnée, posant très lentement les couleurs sur une grande toile blanche, venant et revenant avec un large pinceau à brosse. Elle est émouvante, elle peint comme une enfant de 3 ans… Après s’en emparent les galeries et le reste, ce qui nous permet de les voir ici à Paris à la Fondation Cartier. Sally Gabori est décédée en 2015 sur l’île de Mornington.
Judith Listoir a 86 ans aujourd’hui, elle colorie depuis peu la vie qui l’entoure, ou celle dans laquelle elle aimerait vivre. Je l’ai rencontrée alors qu’elle exposait dans un restaurant du 15ème arrondissement, à l’angle de la rue de l’Église et de l’avenue Félix Faure. Tout de suite les couleurs vives de ses peintures illuminant la salle, gouaches sur papier pour la plupart, m’ont sauté aux yeux, ont éclairé mon « âme ». Judith Listoir, originaire d’une île de la mer des Caraïbes, Guadeloupe ou Martinique, est une personne calme, posée, souriante et charmante. Son histoire avec la peinture est également récente. Un jour en Espagne, elle s’approche d’un peintre à l’œuvre devant son chevalet. Il lui propose de s’essayer en dessinant un fruit. Elle s’exécute non sans appréhension et la peur d’être moquée, mais elle est vite rassurée quand le peintre lui dit : « vous êtes une artiste, continuez ». Il faut plusieurs années avant que Judith ose franchir un atelier de dessin, et libère tout le talent jusqu’alors enfoui en elle. Ici aussi ce sont des couleurs de son île natale qui lui reviennent en mémoire et la guident pour la fabrique de cette peinture qu’un Henri Matisse aurait aimée…
Baya, de son vrai nom Fatima Haddad, est née en 1931 à Bordj-El-Kiffan en Algérie. Elle a dessiné et peint très tôt, comme dans un rêve ou un conte de fée, des femmes aux habits colorés et aux yeux fardés, comme celles de Kabylie. Orpheline, elle est adoptée en 1942 à l’âge de 12 ans par Marguerite Caminat, venue en Algérie pour fuir la guerre en Europe. Consciente des dons artistiques de l’adolescente, elle l’encourage à s’exprimer par la gouache et le modelage. De petites tailles, ses formats prennent de l’ampleur en même temps que son assurance. Marguerite Caminat, femme cultivée et reçue dans le milieu artistique algérois. Baya y fait sensation, le peintre et sculpteur Jean Peyrissac la remarque et la présente à Aimé Maeght, lequel lui ouvre sa galerie parisienne en 1947. Cette exposition la médiatise sur la scène artistique, Albert Camus est présent au vernissage, André Breton lui consacre un article dans « Derrière le miroir ». Le poète Jean Sénac, fervent admirateur de Baya, lui demande d’illustrer des poèmes. En 1953, Baya est mariée à un homme qui a déjà une épouse et dix enfants. Durant dix années, elle coupe court à son élan artistique pour se consacrer à sa vie d’épouse et de mère de six enfants qui survivront. Après un long silence, elle renoue en 1963 avec sa mère adoptive, Marguerite Caminat, qui la présente à sa cousine Mireille Farges, épouse de Jean de Maisonseul. Ces derniers l’encouragent à reprendre ses outils de peintre, ce qu’elle fait pour une seconde période prolifique, dans l’Algérie indépendante. Jean de Maisonseul, devenu directeur du musée des Beaux-arts pour lequel il se bat pour faire rapatrier les œuvres envoyées en France, organise dès 1963 une exposition consacrée aux artistes algériens. Baya aura une salle dans le musée, qui lui achète des œuvres. Elle adhère au mouvement « Aouchem » (qui signifie tatouage) lancé en 1967 par les artistes Denis Martinez et Choukri Mesli continue son travail d’artiste à part entière jusqu’à sa mort en 1998 à Blida. En 1985, Assia Djebar lui consacre un article dans le Nouvel observateur qu’elle termine avec cette magnifique phrase: « Baya porte son regard fleur vers le ciel de plénitude où l’attendent Chagall, le douanier Rousseau, un petit nombre d’élus. Elle, la première d’une chaîne de séquestrées, dont le bandeau sur l’œil, d’un coup est tombé. » Cela faisait écho à ce qu’elle venait d’écrire quelques lignes plus haut : « Nul n’a encore dit à quel point la réclusion de générations de femmes a entrainé une énucléation de l’œil pour toute une descendance ! ».
Ces trois femmes, Sally Gabori, Judith Listoir et Baya sont « sans culture », du moins sans connaissance du long fil de l’histoire de l’art. Elles sont sans connaissance des techniques picturales développées depuis des siècles, ainsi que des courants stylistiques. Elles ressortent en peinture ce qui était enfoui en elles, leur propre culture que leur milieu ou leur histoire avait ignorée. Une sorte de thérapie picturale… Ces artistes n’ont pas un parcours conventionnel, mais un artiste, s’il est conventionnel, est-il un artiste ? Il devient conventionnel quand il est propulsé sur le marché de l’art, comme une marchandise que se disputent des « collectionneurs » fortunés et influents. Les autres marchands veulent avoir le même produit ou approchant, ce qui en fait une « supposition d’art ».
La « naïveté » de ces trois femmes, artistes dans l’âme, ne suppose d’ailleurs pas un manque de culture, celle au sens fort distinguée de celle au sens courant mais faible qui désigne le monde des arts et des littératures, celui de la « vie culturelle », comme le fait la philosophe Sylviane Agacinsky (La Croix Hebdo, n°157, semaine du 11 novembre 2022). L’autre sens, fort celui-là, désigne une « aire culturelle », il est à rapprocher de la « notion de civilisation, avec des représentations du monde et de l’homme, des croyances, des mœurs, des principes éthiques, juridiques et politiques ».
Ces trois « naïves » sortent indemnes d’influences, bonnes et mauvaises, d’autres peintres, elles ne font partie d’aucun courant, d’aucune ligne de pensée, sinon la leur, pure et protégée, conservant la fraîcheur et l’innocence de l’enfance qui nous ont abandonnées.
Bien sûr elles ont eu leur lot de souffrances et de bonheur aussi, l’un et l’autre des traces laissant des traces… De tout ça elles ne retiennent que la beauté des choses et s’évadent de ce monde imparfait par des couleurs et des formes pures.
Vincent du Chazaud 11 novembre 2022.
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