BILLET n°166 – BRUXELLES BERCEAU DE L’ART NOUVEAU : union des arts, de la science et de la politique au service d’un cadre de vie nouveau
Paul Aron, dans son ouvrage intitulé « L’expérience belge de l’art social, 1880-1914 »[1], apporte un complément sur l’importance des courants politiques, sociaux et culturels à Bruxelles à la fin du 19ème siècle : « L’expérience belge de l’art social rassemble autour d’un projet concret de démocratisation culturelle des acteurs issus du monde artistique et des responsables politiques socialistes. La fondation du Parti ouvrier belge (POB) en avril 1885 marque une nette rupture dans la vie politique d’un pays jusque-là divisé entre les partis catholique et libéral. Elle impose la question sociale au premier plan de la vie politique ».
En cette fin de 19ème siècle, la Belgique connaît de profonds bouleversements sociaux, économiques et politiques. Dans ce pays qui s’industrialise vite, des grèves matées dans le sang font réagir les intellectuels et une petite partie de la bourgeoisie progressiste. Des réformes sont engagées par des politiciens libéraux à la fibre socialiste, parfois membres du Parti ouvrier belge nouvellement créé. Des manifestations, publications, groupements d’artistes et intellectuels se succèdent et font éclore une nouvelle pensée d’avant-garde, en réaction contre l’art officiel. Les mouvements et groupements d’artistes se succèdent à un rythme effréné, à l’image du bouillonnement artistique. En 1881 est créée la revue « L’Art Moderne » par le critique d’art Octave Maus et l’avocat Edmond Picard. En 1883 le « Groupe des XX », issu d’une scission du cercle « L’Essor », organise des expositions d’artistes en réaction contre l’académisme et prône l’unité des arts. Après sa dissolution en 1893, des membres de ce groupe créent « La Libre Esthétique ». L’architecte Paul Hankar sera quelques années membre actif du cercle artistique « Le Sillon » créé en 1893, groupe d’amis, notamment de peintres symbolistes belges. À Liège en 1895, avec « L’Œuvre Artistique », Gustave Serrurier-Bovy organise une vaste exposition faisant un état de l’Art nouveau en Europe. Guimard, invité de la section française, y découvre les œuvres de Victor Horta et de Paul Hankar. « Pendant cette décennie qui va de la constitution du Groupe des XX jusqu’à l’exposition de l’Œuvre Artistique, Bruxelles aura été la capitale artistique de l’Europe, le point de rencontre des courants anti académiques de Londres ou de Paris, et bientôt leur point de fusion »[2].
Une nouvelle bourgeoisie montante, et parfois progressiste, se fait construire des hôtels particuliers sur cette nouvelle avenue. Des fortunes se font rapidement avec les profits de l’industrie comme la famille Solvay, ou ceux tirés des colonies comme l’administrateur du Congo Edmond van Eetveld[3]. Des sociétés philosophiques et philanthropiques comme la Franc-maçonnerie attirent hommes politiques, avocats, industriels, artistes. Les architectes Victor Horta et Paul Hankar sont membres de la Loge maçonnique « Le amis philanthropes » à l’Orient de Bruxelles. Pour son cadre de vie, en rupture avec les styles académiques, cette bourgeoisie nouvelle fait appel à ces jeunes architectes et artistes aux idées révolutionnaires pour construire leurs hôtels particuliers, comme ceux d’Armand Solvay et de Max Hallet sur l’avenue Louise, ouverte en 1864 dans son prolongement jusqu’au bois de la Cambre.
Un art nouveau pour changer le cadre de vie, public et privé.
Les architectes mettent en œuvre des matériaux nouveaux, du moins dans leur emploi et dans leur quantité, comme l’acier, le verre, la fonte ; ils utilisent des énergies et des techniques nouvelles, comme l’électricité, le chauffage central ou à air pulsé, l’ascenseur. Tout cela permet de créer de nouveaux espaces, généreux, libres et ouverts, induisant de nouvelles relations entre les occupants de l’immeuble, à tous les échelons sociaux, entre la domesticité et les maîtres de maison. De larges baies, des oriels ou des lanterneaux en toiture, laissent pénétrer une abondante lumière, souvent tamisée et colorée par des vitraux, dans des espaces richement ornés de décors renouvelés par des artistes, peintres, ferronniers, ébénistes, influencés par le mouvement Arts and Crafts né en Angleterre au milieu du 19ème siècle. Certaines techniques décoratives utilisées par ces artistes sont anciennes mais renouvelées, comme le vitrail des cathédrales gothiques[4], la céramique et la mosaïque depuis l’Antiquité, le sgraffite[5] à la Renaissance. Les tailleurs de pierre, avec une des plus anciennes techniques depuis les silex taillés de la préhistoire, déploient leur talent pour sculpter les dessins des architectes, souvent compliqués avec de nombreux entrelacs[6] ; Horta faisait réaliser des moules en plâtres afin de faciliter leur travail. C’est une pierre calcaire tendre, rouge brique ou jaune, qui sert pour les décors sculptés, alors que la pierre bleue de Belgique, roche sédimentaire calcaire dure, est utilisée en soubassement.
Entre 1890 et 1910, de nombreux hôtels particuliers ou maisons de ville dans les quartiers de l’avenue Louise, des Squares, du Cinquantenaire, sur les communes de Saint-Gilles et d’Ixelles, sont construits par une vingtaine d’architectes, les plus connus Paul Hankar (1859-1901) et Victor Horta (1867-1947), on peut citer aussi Ernest Blérot (1870-1957), Paul Hamesse (1877-1956), Léon Sneyers (1877-1949), Armand van Waesberghe (1879-1949) ou Gustave Strauven (1878-1919)[7].
La philosophie humaniste des loges maçonniques bruxelloises, ferment du Parti ouvrier belge aux idéaux progressistes, ainsi que le brassage social qui s’y opère notamment avec ceux en charge des affaires publiques, vont permettre à des architectes « Art nouveau » de construire des équipements publics et des logements sociaux, comme Victor Horta avec la Maison du Peuple (1895), un jardin d’enfants Catteau-Horta rue Saint-Ghislain (1895), l’hôpital Brugmann (1906-1923), le palais des Beaux-arts (1919-1928) ou la gare Centrale (1910-1952). Les architectes Léon Govaerts et Henri Jacobs ont en charge des logements ouvriers sur la commune de Forest, le premier rue Marconi (en 1901), le second rue Rodenbach (en 1901) où il construit également une école communale (1905).
Horta, précurseur de l’architecture Art nouveau
L’historiographie retient comme marquant le début de l’Art nouveau en architecture, dans le monde en général et à Bruxelles en particulier, la construction par Victor Horta, entre 1892 et 1893, de l’hôtel d’Émile Tassel, professeur à l’université libre de Bruxelles. Cet hôtel particulier, situé rue Paul-Émile Janson, a été inscrit au patrimoine mondial par l’Unesco en 2000.
Victor Horta rompt avec la disposition traditionnelle de la maison bruxelloise construite sur une parcelle étroite et profonde, avec la cuisine et les pièces de service semi-enterrées, puis un rez-de-chaussée surélevé d’un demi-niveau, le « bel étage », avec deux pièces éclairées l’une sur rue, l’autre sur jardin, difficiles à chauffer, avec au centre une pièce plus chaude mais sombre. Il fait « exploser » cette tradition de maison bourgeoise mitoyenne avec un plan entièrement repensé. L’escalier installé au centre n’est plus dans une cage, mais devient un élément vivant depuis le hall d’entrée jusqu’au « bel étage », le premier étage, celui des réceptions et des pièces de jour. L’escalier construit d’une structure légère, acier et fonte, est inondé de clarté qui se répand dans les pièces alentours, grâce aux puits de lumière zénithaux animés de verres colorés. Cette construction est tout à fait novatrice, par sa disposition intérieure, par son décor, par la distribution des pièces et leurs relations entre elles, par l’apport de la lumière, par les nouveaux matériaux acier et verre, par l’allègement de la structure libérant les cloisonnements, par les nouvelles techniques de chauffage à air pulsé utilisées avec
[1]ARON Paul, L’expérience belge de l’art social, 1880-1914, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014
[2]LOYER François, Dix ans d’Art nouveau. Paul Hankar architecte, Éditions Archives d’Architecture Moderne (AAM), Bruxelles, 1991, pp.30 à 35.
[3]Les visées coloniales du roi Léopold, notamment sur le territoire africain avec l’annexion du Congo, vont permettre de réaliser de grosses fortunes pour les investisseurs, caoutchouc, cuivre, cacao, bois précieux…
[4]L’apport de la lumière se fait à l’aide de vitraux colorés comme ceux des cathédrales gothiques opposés à l’ambiance sombre des églises romanes. Ces deux courants, le Gothique et l’Art nouveau, sont d’ailleurs à mettre en parallèle pour la liberté et la nouveauté de leurs créations en s’affranchissant de l’Antiquité ou de l’Académisme. La vue sur l’extérieur est cependant occultée par des panneaux historiés recentrant sur l’intérieur, puis cet apport de lumière deviendra transparent, une lumière naturelle laissant voir l’extérieur, avec les grandes baies vitrées de l’architecture du Mouvement moderne.
[5]Le terme « sgraffite » est dérivé de l’italien « graffiare » qui signifie « griffer ». Pour cette technique qui remonte au Moyen-âge, l’artiste grave son trait dans une fine couche d’enduit frais de chaux, appliquée sur un enduit noir de charbon. Ensuite sur cette couche fraîche il applique rapidement les couleurs souhaitées. Cette technique convient bien aux décors extérieurs. Le maître du sgraffite, Paul Cauchie (1875-1952), s’est construit sa maison en 1905 rue des Francs, près du parc du Cinquantenaire, en la couvrant entièrement de sgraffites, faisant ainsi de sa façade comme une affiche publicitaire.
[6]L’art très floral du Gothique flamboyant est également à rapprocher de celui de l’Art nouveau, montrant dans cette continuité la transmission ininterrompue des gestes des tailleurs de pierre. Cette corporation va disparaître avec l’arrivée du béton armée dans la construction.
[7]Entre 1902 et 1903, Strauven réalise la maison Saint-Cyr, square Ambriorix, au style Art nouveau « flamboyant « (comme il y eut le gothique « flamboyant »), usant à profusion de la ligne « coup de fouet » initiée par Victor Horta.
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