BILLET N°186 – CORBU ET CAMUS : HISTOIRE D’UNE RENCONTRE 1/2
Il y a quelques semaines, je reçois un appel téléphonique : « vous avez écrit que Le Corbusier et Albert Camus ne s’étaient jamais rencontrés, c’est une erreur »… Stupeur et émotion, la première celle d’avoir pu écrire une ânerie, mais cela pouvait être une parmi d’autres, la seconde celle de savoir que ces deux grands hommes aient pu se rencontrer et échanger, voire travailler ensemble, ce qui est le cas comme on va le voir…
Celui qui me téléphonait, François Bogliolo, est un « camusien » et « un puits de science, que sa passion du document a rendu irremplaçable » écrit Agnès Spiquel, une autre « camusienne »[1], auteur avec Christian Phéline d’un petit guide illustré et bien documenté, « Alger sur les pas de Camus et de ses amis. »[2]
Avec ce « pan sur le bec », comme dit le « Canard », François Bogliolo a réveillé mon intérêt sur ce sujet… En fait, il avait pris connaissance d’un « vieux » billet n°22 (j’en suis au n°185 avec celui-ci) écrit en 2012 sur le site de la CEACAP. Je regrettais alors, par ignorance, qu’il n’y ait pas eu de rencontre entre Camus et Corbu. J’y écrivais innocemment et par méconnaissance: « Le Corbusier et Albert Camus se sont-ils rencontrés ? Ni l’un ni l’autre n’en font état. Il est vrai que Le Corbusier a perdu une grande partie de ses carnets algérois. Ils ont eu les mêmes amis, qui gravitèrent dans l’entourage de l’un et de l’autre, défendant leurs causes et leurs engagements, une qualité architecturale et urbaine pour tous chez Le Corbusier, la liberté et la justice pour tous chez Camus. Malgré ces chassés-croisés, ces deux hommes qui ont marqué notre époque ne se sont pas rencontrés, du moins le pense-t-on. Dommage, car du frottement de cette proximité intellectuelle pouvait jaillir une étincelle nouvelle, qui sait ? Nous ne le saurons jamais, mais nous pouvons l’imaginer. »
ERREUR, que n’a pas manqué de souligner François Bogliolo, et il avait bien raison. Il m’a fourni la preuve des liens qui existaient entre les deux hommes, notamment la contribution de Camus pour un film documentaire de 1953 sur l’Unité d’habitation de Marseille qui, selon Corbu, devait « mettre la larme aux yeux des spectateurs »[3].
Après la mort accidentelle de Camus le 4 janvier 1960, Le Corbusier de retour de Chandigarh, écrit à Francine Camus le 21 janvier 1960 : « Camus était de notre bande en 1931, 32, 33, à Alger, alors que s’esquissait une aventure peut-être héroïque ! Hélas ! »[4] Avec ses mots à lui, on sent les liens qui les unissaient tous. Ce serait donc dans ces années 1930 qu’une première rencontre entre les deux hommes, Camus et Corbu, aurait pu avoir lieu. Mais les preuves les plus sûres viennent d’un projet de film-documentaire, qui se réalisera dans les années 1950.
Dans un courrier du 20 février 1953[5], Le Corbusier écrit à Camus, en même temps qu’il le sollicite pour l’aider à éditer un ouvrage sur son « œuvre plastique » à la NRF, rappelant que Paulhan avait fait paraître son livre « Sur les 4 routes » chez Gallimard : « Le film en couleur sur Marseille a eu un grand succès dimanche 15 devant les membres du Conseil CIAM ayant tenu session à Paris ». Effectivement, et ce n’est pas sans réticences de la part de Camus, Corbu réussit à le convaincre de participer à l’écriture du texte pour un film-documentaire qu’il imagine afin de promouvoir l’Unité d’habitation de Marseille. Un court-métrage documentaire sera effectivement réalisé en 1953 par Jean Sacha, sur les directives et un scénario évidemment écrit par Le Corbusier. Parmi les réalisateurs pressentis par Le Coubusier, figurent Claude Pinoteau, ainsi que le jeune Jacques Tati, gendre de Pierre Winter, médecin et biologiste ami de Le Corbusier[6]. Le synopsis de Le Corbusier est mis en séquences à filmer dans un scénario de sept pages de Lucien Hervé[7].
Le fonds d’archives de la Fondation Le Corbusier (FLC) garde quelques échanges de lettres entre Camus, Le Corbusier et Wogenscky, ainsi que des notes de Le Corbusier pour le scénario du film sur la Cité radieuse de Marseille. Dans un courrier à Le Corbusier du 16 août 1952[8], Camus, incertain et dubitatif, écrit « Cher ami (…) Laissez-moi vous dire encore que je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider. Je n’ai pas d’imagination. Il me faut accrocher à une réalité et qui m’ébranle (…) Vous savez en tout cas que je me réjouirai de toute occasion de vous revoir et de travailler avec vous. » Le Corbusier incite Camus à visiter la Cité radieuse de Marseille alors en construction, et lui délivre le 1er août 1952[9] une autorisation pour aller sur le chantier, comme il doit le faire pour tout visiteur. Camus lui répond qu’il lui sera « difficile d’être à Marseille pendant les mois d’août et de septembre
Camus s’est finalement attelé à la tâche, car dans une lettre adressée à Camus le 9 décembre 1952[10], André Wogenscky prend mille précautions pour signaler quelques inexactitudes dans son texte remis pour le film : « il m’est un peu désagréable de me permettre de faire quelques remarques sur un texte écrit par vous, même si ces remarques ne sont que technique ». Après ses remarques, « J’ai honte de m’être laissé aller à vous écrire tout cela. J’aurais préféré en parler plus simplement avec vous, mais je suis sûr que vous comprendrez bien dans quel esprit je l’ai fait. » En post-scriptum de sa lettre, Wogenscky termine en demandant à Camus de « transmettre ses meilleures amitiés à Emery[11] et Miquel[12] », deux anciens de l’atelier de la rue de Sèvres.
Quant au film lui-même, puisqu’il a été réalisé, on peut le visionner au Centre national du cinéma (CNC) à Bois-d’Arcy, malgré une mauvaise qualité de l’image, d’abondantes collures, des couleurs dénaturées, etc. Pourtant, ayant pu le visionner, l’émotion reste intacte et il s’en est fallu de peu que les larmes me montent aux yeux… Le film crachote, saute, tonitrue, s’empourpre, bref on passe dix minutes dans un vacarme assez pénible et une vison d’enfer, pour ce qui devait être un documentaire de la « Cité radieuse ». Le texte de Camus est lu par l’actrice Françoise Christophe sur un bruitage de fond de Jean Marion, façon Edgar Varèse (Le Corbusier avait pensé à lui pour sonoriser le film, mais également à son frère Albert Jeanneret) et une musique de jazz. Ce texte est assez convenu, sans doute très « dicté » par Le Corbusier, avec quelques envolées lyriques :
-Empruntant la métaphore du bateau ancré dans le port de Marseille : « Chaque matin désormais, ce vaisseau cingle vers la baie avec une cargaison de soleil et de vie (…) C’est pourquoi un architecte a voulu y bâtir un vaisseau éclatant de mille feux naturels (…) Le soir venu, le vaisseau s’illumine et se prépare à la navigation nocturne… »
-Pour le béton, matériau moderne dont le brutalisme peut rebuter : « La Cité est bâtie en béton brut qui retient la lumière (…) le constructeur moderne retrouve ainsi, en allant de l’avant, l’antique pierre des bâtisseurs et garde de surcroît l’aspect de ses bois de coffrage… »
-Parlant des loggias et de la lumière inondant les appartements : « une lumière y règne, dosée par les brise-soleil qui l’accueillent largement en hiver et la disciplinent en été (…) Tout le ciel peut entrer dans la maison, mais la maison peut entrer tout entière dans les placards (…) Les chambres des parents et des enfants s’ouvrent vers le parc, et vers le ciel… »
-La couleur, élément important adoucissant la brutalité du béton, est évoquée à propos des trois façades avec loggias, hormis celle du nord : « Toutes les autres reçoivent la lumière sur leurs brise-soleil multicolores et la font éclater en mille douze incendies ; bleu, vert, rouge, jaune… »
-Les nouveautés techniques, voire d’avant-garde, sont également largement évoquées, comme l’isolation phonique très poussée, parfois humanisées quant elles deviennent apparentes comme la cheminée d’aération en terrasse traitée comme une sculpture : « Beauté et utilité se complètent ici ».
-Les nouveautés architecturales et fonctionnelles ne sont pas oubliées, le jardin d’enfants et sa piscine en terrasse, et « puisqu’il faut du pittoresque, les rues intérieures font penser à Shanghaï, mais la rue commerçante reste européenne ». Alors que dans son texte initial Camus parlait de « village qui se suffit à lui-même », Wogenscky lui fait remarquer qu’une Unité d’habitation ne se suffit pas à elle-même, mais qu’elle est un maillon dans la grande cité : « dans une ville faite d’Unités d’habitations, il serait essentiel que les populations d’Unités d’habitations différentes se retrouvent et se rebrassent dans ces lieux de contact », c’est-à-dire « tous les lieux où les hommes doivent se regrouper et se mélanger- tels que cinémas, salles de réunions, maison du peuple, mairie (…) ».
-Camus le méditerranéen clôt en évoquant le contexte de l’après-guerre et de la reconstruction : « Heureux si l’avenir garde seulement cette face du soleil. Mais réjouissons-nous déjà que dans ce siècle de désastres et de prisons, et parmi tant de ruines, il y ait encore des bâtisseurs… »
-Pour les dernières images du film, Le Corbusier apparaît l’air rêveur sur la toiture de l’Unité d’habitation pour ajouter son commentaire et sa vision de l’homme dans la ville du futur. Il conclut en remerciant ses collaborateurs, « avec l’aide admirable des jeunes qui m’entourent, passion, foi, probité, c’est à eux qu’aujourd’hui je dis merci… »
Vincent du Chazaud, 25 avril 2024
[1] Présidente de la Société des études camusiennes de 2004 à 2020, professeur émérite de littérature française, auteur de nombreux écrits sur Camus, elle a participé à l’édition des Œuvres complètes d’Albert Camus dans la Pléiade chez Gallimard.
[2] PHÉLINE Christian, SPIQUEL Agnès, Alger sur les pas de Camus et de ses amis, petit guide pour une ville dans l’histoire, éditions Arak, Alger, 2019
[3] Le film, qui est très dégradé et a perdu sa couleur, est aujourd’hui aux archives du Centre national du cinéma (CNC) à Bois-d’Arcy. Dans la thèse de doctorat de Véronique Boone sur Le Corbusier et le cinéma, elle cite à propos de ce film, comme documents d’archives «Albert Camus CMS2.At1-01-02 » et « FLC, dossier films B 3-10,
photographies L4-2, correspondance Camus E3-2 ».
[4] FLC, E1-12-13-001
[5] FLC, B2-1-4-138
[6] Membre de partis fascistes avant-guerre, Pierre Winter met en relation Le Corbusier avec Norbert Bézard, avec lequel il fait le projet d’un village agricole révolutionnaire à Piacé dans la Sarthe.
[7] FLC, B3-10-235
[8] FLC, E1-12-12-001 et 002
[9] FLC, 01-20-1-45
[10] FLC, E3-2-343
[11] Suisse, Pierre-André Emery (1903-1981) est un des premiers collaborateurs de l’agence de Le Corbusier et de son cousin Pierre Jeanneret de 1924 à 1926. Il travaille sur la Cité Frugès de Pessac, le plan Voisin, la villa Cook, le pavillon de l’Esprit nouveau. Arrivé à Alger en 1926, intégré au milieu intellectuel algérois, il ouvre rapidement une agence avec Charles-Henri Breuillot et construisent les premiers bâtiments modernes d’Alger. Emery s’impose comme le chef de file du Mouvement moderne en Algérie, et contribue à la venue de Le Corbusier à Alger, qu’il soutient pour ses plans d’urbanisme d’Alger et de Nemours (Ghazaouet). Parti en 1946 et 1947 pour un voyage d’études aux Etats-Unis, à son retour à Alger il s’associe avec les jeunes architectes algérois pour des projets marquant par leur modernité le paysage urbain d’Alger (Aéro-habitat).
[12] Pour Louis Miquel (1913-1986) sa rencontre avec Le Corbusier lors de sa conférence de 1931 sur l’urbanisme et l’avenir de la ville d’Alger sera décisive dans la conduite future de son métier d’architecte. En 1933, il obtient une bourse pour étudier aux Beaux-arts de Paris. Mais considérant l’académisme comme un véritable ennemi, il intègre, à titre bénévole, l’atelier de la rue de Sèvres. Il participe à plusieurs projets de Le Corbusier entre 1933 et 1935, notamment sur le plan « Macia » de Barcelone ainsi qu’à la mise au point du plan « Obus » pour Alger. A son retour à Alger en 1935, il fonde avec son frère Pierre Miquel et Albert Camus la troupe de comédiens amateurs du Théâtre du Travail, devenu « L’Equipe » en 1938.
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