BILLET n°192 – BRANCUSI
Comme souvent, ce sont dans les derniers moments que je me rends aux expositions. Celle sur Brancusi au Centre Pompidou ne déroge pas à cette règle, et l’exposition sera probablement terminée quand ce billet paraîtra sur le site de la CEACAP, prévue 1er juillet 2024 à moins d’une prolongation, ce qui est peu probable. En effet ce sera la dernière exposition avant une fermeture annoncée pour 2025, et une ouverture pour 2030, soit cinq années pour le toilettage[1] de ce bâtiment emblématique de la culture, en France et dans le monde : merci Renzo Piano et feu Richard Rogers.
Alors Constantin Brancusi (1876-1957)… depuis longtemps, une réplique de son atelier de l’impasse Ronsin à Montparnasse[2] a été installée par Piano au pied de son bâtiment. Y sera-t-il encore durant les travaux ? Probablement que oui, ce qui permettrait de ne pas se priver du plaisir d’y retrouver le maître. Pour ma part, j’avoue n’y être jamais entré. Mais dans l’exposition actuellement au cinquième étage de Beaubourg, on peut voir l’installation de son atelier, qui tient à la fois de celui d’un menuisier et d’un tailleur de pierre. C’est d’ailleurs essentiellement avec ces deux matériaux que Brancusi œuvre, auxquels il faut ajouter le bronze poli et doré qui accroche la lumière comme un rayon de soleil, ainsi que le plâtre dont le blanc inonde l’atelier de fraîcheur luminescente et innocente. La démarche de Brancusi pour œuvrer est proche de celle de Nicolas de Staël, la progression depuis la réalité visuelle pour en extraire l’essence jusqu’à un purisme presqu’abstrait, voire spirituel. Les amis de Brancusi ? En 1908, Le Douanier Rousseau, Amedeo Modigliani, Fernand Léger, puis plus tard à l’époque dadaïste, Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Man Ray, Erik Satie…
Le sculpteur érige son œuvre sur une autre œuvre, celle de son socle. C’est une occasion d’associer deux matériaux, la pierre et le bois. Et cet artiste-artisan se montre habile avec ces deux matériaux, à tailler le bois comme un artisan roumain, à ciseler la pierre et à polir le marbre comme Auguste Rodin, chez lequel il fit un passage peu après son arrivée à Paris en 1904. « Il ne pousse rien sous les grands arbres » dit Brancusi pour justifier son départ de l’atelier du maître en 1907. Ce dernier apprenant la décision de Brancusi, il dit tout simplement : « Dans le fond il a raison, il est aussi entêté que moi ».
Le catalogue, qui se présente comme un abécédaire, serait plutôt décevant, il n’est pas à la hauteur de cette exposition bien articulée et foisonnante. Il donne à penser que de nombreux rédacteurs se sont répartis les tâches, sans ordre et sans objectif. Il renferme des informations, c’est indéniable et je m’en sers pour ce billet. Mais par exemple à « Dada » aucun texte sinon un aphorisme de Brancusi autour de Dada, il faut aller à Duchamp… Et pourtant Brancusi ouvre les esprits et les cœurs, et en prime selon lui « ce qui a un vraiment un sens dans l’art, c’est la joie ».
Anecdote piquante, en 1927 la Brummer Gallery de New-York, qui voulait exposer « L’Oiseau dans l’espace », eut des difficultés avec la douane américaine, celle-ci la soupçonnant d’importer un objet industriel en le faisant passer pour une œuvre d’art exonérée de taxe d’importation. Ceci donna lieu à un procès, pour lequel Brancusi dut comparaître pour justifier de son statut d’artiste, qui pouvait reproduire ses œuvres sans pour autant qu’elles soient tout à fait les mêmes. La presse conservatrice américaine se déchaine contre les œuvres de Brancusi, mais l’affaire est finalement tranchée par le juge Wait en novembre 1928 en faveur d’une reconnaissance comme œuvre d’art « en raison de ses proportions harmonieuses, de ses lignes élégantes et de la beauté de son exécution ». Mais au-delà de cette péripétie, la question est posée de la définition de l’œuvre d’art face à la loi, et notamment avec l’art moderne. Depuis sa « Fontaine-urinoir » de 1917, Marcel Duchamp offre un double regard aux œuvres, comme le sera « Princesse X » de Brancusi exclue du Salon des Indépendants de 1920 : Verge ou Vierge ?
Il y eut un prolongement à cette affaire presque quatre vingt années plus tard, lorsque l’artiste anglais Simon Straling veut tester la nervosité de la douane américaine en important une plaque de métal issue d’une aciérie roumaine de plus de six mètre de long et pesant deux tonnes. Présentée comme une œuvre d’art, elle serait alors exonérée de la taxe de 25% sur l’importation des produits industriels décrétée en 2002 par l’administration Bush pour protéger la sidérurgie américaine. La réaction des douanes et de la justice américaine n’aura pas eu le temps de se déclencher, au moment où l’importation de cette plaque est décidée, la taxe est supprimée sous la pression de l’OMC. Intitulée « Bird in Space » en référence à la mésaventure de « L’Oiseau dans l’espace » de Brancusi, elle est aujourd’hui exposée au Museum of Contemporary Art de Chicago.
Dans le catalogue de l’exposition, à propos de Jean Prouvé auquel Brancusi s’adresse en 1927 pour réaliser, sans succès, une sculpture en acier inoxydable, encore « L’Oiseau dans l’espace » pour Charles de Noailles, l’auteur de l’article écrit que « Jean Prouvé ne connaîtra pas d’autres tentatives de collaboration avec des sculpteurs ». Il s’agirait là d’un oubli de l’auteur puisque Jean Prouvé et Alexandre Calder se sont rencontrés et liés d’amitiés dans les années 1950. À la demande de Calder, Prouvé dessinera et fera réaliser en 1958 le socle en acier de son œuvre « La Spirale », monumental mobile posé sur le site de l’Unesco à Paris. Prouvé réalisera également le campanile en acier pour les cloches de la chapelle de Ronchamp de Le Corbusier, mais s’agit-il là d’un sculpture ?
Vincent du Chazaud, 28 juin 2024
Constantin Brancusi, « L’Oiseau dans l’espace ».
[1] C’est l’équipe d’architectes Hiroko Kusunoki et Nicolas Moreau, associée à la Mexicaine Frida Escobedo qui a été désignée en juin 2024 pour ces travaux de rénovation.
[2] Prenant possession de cet atelier dès son arrivée à Paris, Brancusi y demeura tout le reste de sa vie. Un de mes amis m’a raconté que sa maman, jeune et tout juste arrivée de son Danemark natal, a été infirmière à domicile de Brancusi dans les derniers mois de sa vie et jusqu’à sa mort. Apparemment il n’était pas facile, et l’atelier un peu plus en chantier que ce qui est montré au Centre Pompidou.
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