Orléansville, El Asnam, et Chlef sont, en un peu plus d’un siècle, les trois noms donnés à une ville algérienne située sur les rives de l’oued Chelif, à mi distance entre Alger et Oran. Et c’est sans compter ses noms d’avant la colonisation française quand Bugeaud décida d’y installer, peu après le débarquement de 1830 à Sidi Ferruch, une forte garnison sécurisant l’axe entre les deux grandes villes algériennes du centre et de l’ouest, et proche des hauts plateaux encore rebelles. Ainsi, du temps des Romains, la ville portait le nom de Castellum Tinginitum.
L’urbanisme adopté pour Orléansville dans cette deuxième moitié du XIXème siècle fut celui d’un plan « milésien »[1], nommé ainsi depuis le tracé de la colonie grecque de Milet en Asie mineure par Hippodamos au VIème siècle av. J.C., avec une trame en damier caractéristique des villes construites pour imposer la présence des conquérants.
Cette petite ville de garnison prit rapidement des allures provinciales françaises, jusqu’à sa destruction partielle lors du séisme du 9 septembre 1954. C’est alors une jeune équipe d’architectes, acquise aux idées internationalistes du Mouvement moderne et de le Corbusier, tempérées par des idées plus contextuelles depuis le congrès du CIAM d’Aix-en-Provence où cette équipe algérienne s’illustra, qui s’attela à la reconstruction de la ville. On y trouve les noms de Ravéreau, bientôt remplacé par Bossu, auquel sont adjoints Hansberger, Miquel, Simounet… Pouillon, mécontent, en sera écarté. C’est Jean de Maisonseul, ami de Le Corbusier et directeur de l’Agence du plan à Alger, qui met en place cette équipe dynamique, décidée à mettre en œuvre une ville « neuve ». Camus, après une visite sur ce vaste chantier en 1955 leur rendit un vibrant hommage[2] : « À Orléansville, il y a quelques mois, j’ai vécu au milieu du groupe de jeunes architectes qui reconstruisaient la ville et sa région (…) Se sont installés des hommes jeunes, qui excellent dans leur métier respectif. Ils vivent en communauté, sans aucun confort, d’une vie à demi monastique par le dénuement et la sobriété, mais que l’énergie, la lumière, la joie de faire, la camaraderie, remplissent de bonnes jouissances (…) Loin de nos faux métiers, de nos petits ressentiments, de nos communautés vides ou destructrices, de nos solitudes incomplètes, ils exercent, dans la chaleur du travail créateur, un métier d’homme. Pourquoi ne pas le dire ? J’ai envié un peu, mais avec une affection dont ils n’avaient d’ailleurs que faire, ces hommes dont j’aurais aimé partager la vie, et l’effort. »
De beaux morceaux d’architecture s’érigèrent à côté des ruines encore fumantes : le centre commercial Saint Reparatus de Jean Bossu, la mosquée de Robert Hansberger, le Centre de jeunesse et de sports de Louis Miquel et Roland Simounet, qui prendra le nom d’Albert Camus lors de son inauguration le 4 avril 1961, moins d’une année après le décès accidentel de l’écrivain. Cette même année 1961, André Malraux, alors ministre de la Culture, inaugure le musée-maison de la culture du Havre. C’est à la découverte de ce Centre Albert Camus, que je suis allé dans le courant du mois d’avril, un des rares bâtiments ayant survécu au second séisme de 1980 qui fit près de 3000 victimes. La terre a tremblé à nouveau quelques jours après avoir quitté la ville, le 25 avril dernier, heureusement sans dégât.
L’ensemble architectural du centre Albert Camus, aujourd’hui rebaptisé Larbi Tebessi du nom d’un ouléma modéré assassiné en 1957, pensé et construit entre 1955 et 1960, en pleine guerre d’Algérie, est un témoin touchant de l’attachement sincère de ces hommes à la terre qui les a vus naître. Dénonçant l’injustice qui y régnait, condamnant la violence qui la déchirait, Camus, Miquel et de Maisonseul ont ensemble signé en 1956 l’« Appel pour une trêve civile en Algérie ». De Maisonseul sera emprisonné sous l’inculpation d’atteinte à la sûreté de l’Etat, Camus prendra vivement sa défense dans un article du Monde du 3 juin 1956[3]. « Les amis de Jean de Maisonseul ne peuvent se suffire de regrets exprimés à la cantonade. La réputation et la liberté d’un homme ne se paient pas en condoléances ni en nostalgie. Ce sont des réalités charnelles, au contraire, et qui font vivre ou mourir. Je dirais même qu’entre les assauts d’éloquence à la Chambre et l’honneur d’un homme, l’urgence est à l’honneur ».
Le programme du Centre de la jeunesse et des sports d’Orléansville était novateur et annonciateur de ce que seront, vers la fin des années 60, ces concours lancés par l’Etat de Maisons des jeunes et de la culture et de piscines afin de répondre à la désertification des équipements destinés à la jeunesse. A Orléansville se côtoient un centre d’hébergement, préfigurant les auberges de jeunesse, un théâtre et un espace d’exposition préfigurant les maisons de la culture, une piscine et des équipements sportifs préfigurant les programmes ECOSEC de gymnases et de piscines industrialisées. Cet équipement rassemble en un seul lieu différents programmes qui verront le jour dix années plus tard à grande échelle sur le sol français, l’opération « Mille clubs de jeunes » lancée en 1966 par François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des sports, l’opération « Mille piscines » lancée en 1969 par Joseph Comiti, secrétaire d’Etat chargé de la Jeunesse, des sports et des loisirs[4].
Aujourd’hui à Chlef, l’état de cet équipement pose la question du legs du patrimoine colonial. D’abord sur la question de l’usage : cet équipement culturel peut-il survivre quand le football semble être le seul centre d’intérêt qui aurait envahi un pays tout entier, dans la rue, dans les stades où sur les écrans de télévision ? Son théâtre peut-il survivre quand à Alger ferme sa cinémathèque, que son théâtre propose une chiche programmation et qu’un film comme « El gusto » n’a pas pu franchir les frontières du pays ? Ses espaces d’exposition peuvent-ils encore recevoir des œuvres quand le musée d’Art moderne d’Alger ferme à peine ouvert ? Sa piscine peut-elle avoir un autre usage qu’un cloaque recevant des bouteilles de plastique ? L’auberge de jeunesse peut-elle subsister dans un pays confronté à l’exode rural et une démographie galopante où se loger est la principale préoccupation des citadins ?
A Chlef, le Centre de jeunesse et des sports de Miquel et Simounet a subsisté au séisme de la nature, mais il est menacé par l’indifférence des hommes. Pourtant nous avons vu certains d’entre eux se démener pour le maintenir vivant. Si le centre d’accueil et d’hébergement est aujourd’hui transformé en logements, si les espaces d’expositions extérieurs ont laissé la place à un bâtiment d’habitation, si les équipements sportifs, pistes de course, terrains de volley-ball, basket-ball et tennis ont disparu au profit d’un terrain nu servant au football, si la piscine et les équipements scéniques qui y étaient associés semblent abandonnés, le théâtre et ses salles annexes maintiennent une activité comme une maison de quartier où se retrouvent les jeunes. En cela il y a pérennisation du programme initial de Miquel et Simounet, et en s’appelant maintenant Larbi Tebessi, c’est un nouveau témoin qui a pris le relais d’Albert Camus pour transmettre des valeurs morales humanistes à la jeunesse chélifienne d’Algérie.
D’une façon générale, c’est le cas en Algérie, mais aussi à Casablanca au Maroc, je l’ai vu également au Viet-nam à Saïgon ou à HanoÏ, se pose la question du legs de l’architecture coloniale, de sa pérennisation, de son usage et de son entretien, dans des pays notamment confrontés à une forte poussée démographique et cherchant à retrouver leur identité culturelle que la colonisation a dénigrée. De plus, cette dernière est souvent ignorée par une jeunesse avide de modernité et attirée par un monde technologique artificiel. A Alger, nous avons vu la Cité Djenan-el-Hassan de Simounet en cours de démolition, et sur laquelle s’accrochaient encore quelques habitants au milieu de ses ruines. Comme pour nos cités de banlieues, la démolition est souvent trop vite une réponse au problème de reconversion d’un patrimoine obsolète. Nous avons vu l’Aéro-habitat de Miquel tenter de se maintenir fièrement accroché sur les hauteurs de la ville, malgré un manque d’entretien manifeste des parties communes. Quant à Climat de France, la cité manifeste de Pouillon, elle s’effrite et un pan entier s’écroule devant un monceau d’immondices jeté à ses pieds.
En dernier ressort, dans cette recherche sur le Centre Larbi Tebessi (ex Albert Camus) de Chlef, s’est posé la question des archives, de leur localisation et de leur consultation. Quand la ministre algérienne de la Culture, Khalida Toumi, déclare que « il nous faut rapatrier tout ce qui touche à notre mémoire, le patrimoine archéologique comme les archives », précisant que « nous ne reculerons ni ne marchanderons »[5], la question est moins de leur localisation, en France ou en Algérie, mais de leur conservation et de leur libre accès. Or, l’Algérie ne fait pas montre d’exemplarité en ce qui concerne les archives dites de « gestion » (cadastre, état civil…) restées sur son territoire après l’indépendance, beaucoup disparues ou non classées ne sont pas consultables, quant à la France, sous le prétexte de lois de prescription, elle ne facilite pas l’ouverture des archives dites de « souveraineté » (police, armée…). Pour écrire l’histoire la plus objective possible, chercheurs et historiens des deux pays devraient avoir librement accès à ces archives, qu’elles soient d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée. Les eaux de cette mer ne devraient pas être un barrage engloutissant les immigrés clandestins, mais au contraire une voie portant des bateaux qui auraient pour nom « Liberté », « Egalité » ou « Fraternité ».
L’histoire des périodes coloniales appartient aux deux pays, celui colonisateur comme celui colonisé, et la question des sources documentaires, parfois peu glorieuses pour le pays colonisateur, souvent douloureuses pour le pays colonisé, reste épineuse. Dans ce cas précis, une commission mixte franco-algérienne devrait faciliter cette tâche…
[1] Sur Hippodamos de Milet et l’urbanisme milésien voir billets n°19 et 20
[2] Albert CAMUS, « Le métier d’homme » (extraits), l’Express, 14 mai 1955. Camus conclut ainsi son article :
« À Orléansville, je me disais en tout cas cela, et qu’il suffirait que le travail retrouve ses racines, que la création redevienne possible, que soient abolies enfin les conditions qui font de l’un et de l’autre un servage intolérable ou une souffrance vaine, et dans les deux cas un malheur solitaire, pour que notre pays se peuple des visages que je voyais alors, pour qu’il guérisse enfin de cette amertume générale qui fait sa véritable impuissance (…) Voilà pourquoi de tous les sentiments qui pouvaient naître devant ce spectacle, l’un au moins, c’est de lui seulement que je veux parler ici, me ramenait aux hommes dont j’ai parlé (…) Ce sentiment, un peu nouveau, s’appelait l’espoir. »
[3] « Les amis de Jean de Maisonseul ne peuvent se suffire de regrets exprimés à la cantonade. La réputation et la liberté d’un homme ne se paient pas en condoléances ni en nostalgie. Ce sont des réalités charnelles, au contraire, et qui font vivre ou mourir. Je dirais même qu’entre les assauts d’éloquence à la Chambre et l’honneur d’un homme, l’urgence est à l’honneur »
[4] MONNIER Gérard, KLEIN Richard, « Les années ZUP, architectures de la croissance 1960-1973 », Picard, Paris, 2002
[5] Marianne n°779 du 24 au 30 mars 2012, « La dernière bataille, celle des archives » par Renaud Leblond et Stavridès