Durant la colonisation, l’hostilité des autorités françaises et des Français d’Algérie était vive vis-à-vis de l’architecture moderne et des projets urbains de Le Corbusier, le projet « Obus » étant comme une bombe sur la ville d’Alger. Celui-ci, malgré les importants projets qu’il fit pour le pays et l’amour qu’il lui portait, n’y a jamais réalisé la moindre construction.
Aujourd’hui le sujet reste sensible et soulève la question de la protection de l’architecture française en Algérie, laquelle est aujourd’hui dans une impasse. Pourtant, l’envie d’une revalorisation et d’un intérêt pour ce patrimoine architectural ne manque pas de la part de certains algériens luttant pour sa protection et sa reconnaissance. Cependant l’amertume reste palpable et se ressent en parcourant à pied les rues d’Alger, et que notre regard se pose sur des œuvres architecturales remarquables, qui aujourd’hui en France seraient protégées et mises en valeur.
En passant de l’architecture haussmannienne à une architecture moderne dépouillée, sans oublier les façades et les cours d’immeubles Arts déco, Alger fait preuve d’une audace et d’une diversité architecturale rarement vue dans d’autres villes. Cette richesse architecturale et urbaine pourrait très certainement être un essor culturel pour le pays. Les tensions des relations politiques franco-algériennes aggravent cette situation. Elles ne font que compliquer et retarder la mise en valeur du patrimoine hérité du colonialisme, notamment architectural.
De ce fait la conservation actuelle de cette architecture, et les éventuels projets de conservation n’existent pas et ne font pas partie des priorités gouvernementales. Tant que l’acceptation de cet héritage n’existera pas, la question de la conservation et de la mise en valeur de ces édifices restera impossible.
Les bâtiments sont laissés à l’abandon, aux mains de locataires souvent inconscients de l’importance historique de ces bâtiments qui les abritent et donc, très souvent, ils n’y prêtent guère d’attention. Les études architecturales actuelles faites sur la ville d’Alger se concentrent le plus souvent sur le début de la colonisation, sur la période haussmannienne tandis que les études sur l’architecture des années 1950-1960 sont rares.
A partir d’un article récent de l’historien Gérard Monnier sur la question des immeubles à pilotis, on peut redouter que les concepts de la charte d’Athènes et du Mouvement moderne, utopistes, dans un esprit d’ouverture aux autres, d’ouverture à la nature, au soleil et à la lumière, soient battus en brèche avec notre actuelle société, craintive, à juste titre peut-être, par rapport aux attentats terroristes. Notre société, devenue schizophrène, se replie peu à peu sur elle-même. Les bâtiments issus du Mouvement moderne font l’objet aujourd’hui de mesures pour éviter les risques d’attentats dont ils pourraient être la cible, notamment par la fermeture des vides laissés entre pilotis à rez-de-chaussée. C’est le cas pour le Brésil qui, après ses positions contre le régime syrien, craint des représailles de ce dernier sur des immeubles comme ceux de Costa ou de Niemeyer. Ces immeubles aujourd’hui font l’objet de mesures de protection qui les dénaturent. A Mogadiscio en 2010, un kamikaze a fait s’effondrer un hôtel construit sur pilotis dans les années 60 en stationnant dessous son camion bourré d’explosifs.
L’attentat du 11 septembre 2001 du World Trade Center à New-York, a également été une remise en cause de l’architectures verticale des tours, qui fut un temps freinée, et certains, choqués, se demandaient s’il était «raisonnable » de continuer à construire des immeubles de grande hauteur.
Aujourd’hui les vertus de ces architectures du Mouvement moderne, dont l’Aéro-habitat fait partie, sont reconnues puisqu’elles sont classées : la Cité Radieuse de Le Corbusier est classée monument historique, les villes de Tel-Aviv, Brasilia, Le Havre sont inscrites au Patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO, les bâtiments de Niemeyer sont classés ou reconnus. Au moment où une reconnaissance internationale s’affirme sur la qualité de ces constructions, le contexte international tendu impose de nouvelles règles de construction et, peut-être de conservation pour ces bâtiments construits sur pilotis issus du Mouvement moderne.
La question est posée de cet héritage d’une architecture coloniale dans les anciens pays colonisés : qu’en faire aujourd’hui ? On ne peut évidemment pas prendre l’exemple de Tel-Aviv, qui a été une ville « colonisée » par les migrants juifs dans les années 20, puis devenu capitale du nouvel état juif et aujourd’hui inscrite au Patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO pour sa partie issue du Mouvement moderne. On pourrait plutôt prendre l’exemple de Casablanca, dont l’architecture coloniale bénéficie d’une certaine attention des autorités et des architectes marocains. Le contexte de ces pays qui ont une autre culture que celle des anciens colons, et c’est le cas ici à Alger, amène à poser certaines questions : est-ce que cette architecture laissée en héritage est adaptée à leur mode de vie ? Cette architecture vaut-elle la peine d’être conservée? Si oui, comment les adapter? Aujourd’hui cette architecture « coloniale » fait partie de l’histoire et de la culture du pays, comme en Algérie l’architecture romaine avec les ruines de Timgad ou Tipasa, ou l’architecture turque d’Alger, où l’architecture mozabite de Gardhaïa. Il faut donc la conserver, même si tout n’est pas à conserver à cause de la qualité inégale de ces architectures. Certains édifices, parce qu’ils sont obsolètes et qu’ils ne correspondent pas à la réalité du pays, doivent être détruits, comme on le fait en France, parfois avec de mauvaises raisons et avec des arrière-pensées idéologiques. Dans les sociétés européennes l’architecture des époques passées, lointaines ou non, est conservée et mise en valeur, comme en Espagne où l’on conserve l’apport des Arabes dans les villes de Cordoue ou de Grenade. Le cas d’Alger est similaire ; inversement les Algériens aujourd’hui pourraient reconnaître cette architecture quand elle apporte une qualité de vie certaine, esthétique et fonctionnelle, comme c’est le cas pour l’Aéro-habitat.
La société algérienne est aujourd’hui en pleine mutation, comme la France l’a connue Avant-guerre et Après-guerre, avec un exode rural qui continue d’être important. Certains ont un mode de vie avec des traditions musulmanes qui ne sont pas toujours en adéquation avec ce qui leur est offert comme type de logement. Les familles très nombreuses où les grands parents, les enfants, parfois même les oncles et les tantes, vivent ensemble, forment une fratrie vivable à la campagne mais plus difficilement en ville.
Aujourd’hui, l’architecture, qu’elle soit neuve ou rénovée, est en butte à une société crispée, dans un monde de violences, de crainte et de repli sur soi. Alger n’a pas été épargnée et a eu beaucoup à souffrir dans les années 1990 de la guerre civile, où les attentats ont fait rage. Nul pays n’est épargné par des risques d’attentat ou de catastrophes naturelles, le patrimoine architectural, comme les hommes qui l’édifièrent et le conservent, peut en subir les conséquences.
Vincent du Chazaud, le 25 août 2012