Le 3 février dernier s’est clos l’exposition du Grand Palais consacrée au peintre américain Edward Hopper[1] (1882-1967), avec un maintenant traditionnel marathon des trois derniers jours d’ouverture ininterrompue tant cette rétrospective du peintre connut un énorme succès: plus de 780.000 visiteurs depuis son ouverture le 10 octobre 2012, soit à peine quatre mois. De cette suite chronologique de son œuvre, je suis sorti avec un sentiment étrange et contrasté.
Les conditions de visite d’abord, mais là l’artiste n’y est pour rien. Les salles envahies par la foule font que le spectateur a peu de chance de se laisser aller aux émotions que pourraient provoquer telle ou telle œuvre, et qu’il est inexorablement poussé vers la sortie comme dans une bouche de métro. Les architectes de musées ont de beaux jours devant eux… Dans cette queue qui avance lentement devant les œuvres accrochées aux murs, les conversations vont bon train, on peut facilement surprendre deux bourgeoises échangeant des potins mondains et des tuyaux sur les soldes d’hiver, tout en portant un œil furtif à une œuvre sur deux. Là c’est l’effet « j’y étais » qui prime sur l’émotion. Autre calamité les audio-guides qui bloquent leurs porteurs devant des tableaux qu’ils ne regardent plus mais qu’ils écoutent, comme si les sens sollicités devant une peinture faisait désormais appel à l’ouïe plutôt qu’à la vue… Plus que ces gadgets savants, on devrait louer des échasses à l’entrée des musées.
Sur Hopper maintenant, j’en parle comme je l’ai ressenti, sans grande connaissance de l’artiste ni de la peinture américaine. Son œuvre est complexe, irrégulière, elle met mal à l’aise aussi, je suis assailli des mêmes sentiments qu’en sortant de l’exposition Giorgio de Chirico (1888-1978) au musée d’Art moderne de la ville de Paris en 2009. On y retrouve le même univers d’attente, de vide désespérant, plongé dans des contrastes violents de couleurs saturées chaudes ou froides, des ombres sombres allongées sur des sols tracés au cordeau, plats et ternes… bref l’univers cafardeux des années 30, celui du fascisme italien dans le cas de la peinture « métaphysique » de Chirico[2], celui de la grande dépression américaine dans celui de Hopper, comme celui que peindra George Grosz[3] (1893-1959), au sein du mouvement Dada et de la Nouvelle Objectivité en Allemagne, une bourgeoisie débauchée favorisant la montée du nazisme.
Sa peinture est mineure, comme chez Giorgio de Chirico ou chez le Douanier Rousseau, quand il peint des scènes urbaines (« Dawn in Pennsylvania » 1942, « Manhattan Bridge Loop » 1928). Certains de ses paysages, par leurs aplats monochromes et leurs cadrages frontaux, sont de véritables chromos, un coucher de soleil saturé de rouge et de vert (« Railroad Sunset » 1929), des collines vertes, brunes et jaunes qui rappellent ces jeux picturaux d’enfants avec des numéros correspondant aux couleurs (« The Camel’s Hump 1931), une rivière d’un bleu de piscine (« White River at Sharon » 1937 et « Blackwell’s Island 1928).
Quand Hopper peint des intérieurs et des scènes intimes, c’est Degas ou Vuillard sans les décors chamarrés Napoléon III, lourds et pompeux, mais au contraire le dépouillement et la sobriété d’une Amérique résolument tournée vers le modernisme, celui de « l’american way of life » qui va bientôt envahir l’Europe. Quant aux quelques personnages, jamais nombreux, représentés par Hopper, ils sont comme tétanisés par un éclair atomique, ils sont dans une attitude d’attente avec des regards inexpressifs plongeant dans le vide, comme s’ils étaient soudain subjugués par cette vie nouvelle dans ce décor nouveau. Hopper agit comme un photographe qui veut fixer son époque sur la pellicule, et demanderait à ses sujets de poser et de se figer le temps du cliché.
Restent les œuvres qui forment comme de longs travellings, des cadrages étudiés, des plongées (“Office at Night” (1940) et “New York Pavements” (1924-25)) et contre-plongées (“Two Comedians” (1966) et “Ligthhouse Hill” (1927)) étourdissantes, dans lesquelles se retrouvent aujourd’hui cinéastes et photographes, d’où leur engouement pour ce peintre. Aujourd’hui le domaine artistique ne résonne plus que par ces arts tardifs et consommables que sont le cinéma et la photographie devenus les arts majeurs d’aujourd’hui au détriment de la peinture, comme la bande dessinée a supplanté la littérature et devient le support financier de l’édition. Hopper est le continuateur de ces peintres du XIXème siècle influencés par les cadrages nouveaux qu’offrent la technique photographique: on n’est plus dans une vision frontale de la nature, on peut saisir le mouvement au vol, on donne des angles que seul l’œil peut furtivement capter ; les lignes de fuite ne vont plus vers l’horizon, mais montent vers les hauteurs ou descendent vers les abysses. L’ère industrielle donne de l’importance au cadre urbain, les gares de chemin de fer, les machines à vapeur, les cheminées d’usine et les poêles à charbon domestiques crachent leurs fumées au-dessus des toits de la cité comme autant de symboles de modernité. Turner a peint l’essor industriel de l’Angleterre et ses bateaux sillonnant la Manche à toute vapeur, Caillebotte saisit les ponceurs de parquets comme par une caméra fixée au plafond. La plongée dans la ville peut se faire à partir des gratte-ciel qui se dressent en son centre, ou des avions qui la survole dorénavant. Le Corbusier ne comprenait et ne dessinait mieux les villes que vues d’avions[4].
Les peintures de Hopper, celles qui m’ont ému dans cette exposition, elles sont peu nombreuses moins d’une dizaine (« Nigthhawks » 1942, « Hotel Lobby » 1953, « Pennsylvania Coal Town » 1947, « Four Lane Road » 1956, « New York Office » 1962, « Summertime » 1943, « Gas » 1940, « House at Dusk » 1935), montrent des lieux quasi désertés, où errent un, deux ou trois personnages, rarement plus, pesant sur la solitude glaciale et inquiétante des lieux. Il règne une atmosphère névrotique et l’on pourrait s’attendre à voir surgir derrière chaque personnage un infirmier en blouse blanche, ambiance de films noirs comme dans « Psychose » de Hitchcock[5] ou « Shutter Island » de Martin Scorsese. Dans « People in the Sun » (1950) les personnages au premier plan semblent lever la tête vers un chaud soleil d’automne, tous les regards tournés vers une plaine d’herbes jaunies, barrée à l’horizon par une chaîne de montagnes noires qu’un ciel gris bleu surmonte. On pourrait voir la terrasse d’un sanatorium, si ces gens prenant le soleil n’étaient sur leur « trente et un ». Quel ennui, quel malheur s’est abattu sur les personnages qui peuplent, en petit nombre, les toiles de Hopper, comme s’ils venaient de subir un terrible cataclysme, ou qu’ils le pressentaient. Un seul, en arrière plan, est absorbé par la lecture d’un livre, qu’il fait peut-être à voix haute pour ceux qui gardent le regard fixe…
Les gravures et les illustrations de Hopper des décennies 1910-1920 sont tout autres. La couverture de la revue « Hotel Management » du 7 août 1925 avec une plantureuse fille en maillot de bain et fichu rouges battant des bras et levant la cuisse en entrant dans l’océan, tranche avec les femmes rêveuses, figées et en attente des peintures des années 1940-1950 (« Summer in the City » 1949, « Morning Sun » 1952, « South Carolina Morning’ 1955). Pour les gravures, bien qu’en noir et blanc ou sépia, la vie y est aussi plus présente, le mouvement n’est pas arrêté, les personnages ne posent pas mais agissent. Dans « The Two Pigeons » (1920), le baiser de la femme est fougueux, le serveur est goguenard, le regard de l’homme à barbe et chapeau est lubrique: bref il y a de la vie. Son « Self-Portrait » (1919-1923), en clair-obscur, a le trait vif et la noirceur des autoportraits de Rembrandt trois siècles plus tôt.
Edward Hopper, reconnaissant aux académies d’art parisiennes de l’avoir formé, était animé d’une certaine francophilie, et nous le lui rendons bien aujourd’hui avec les hommages élogieux et appuyés de la « couche » culturelle, mais également par le succès populaire de cette exposition. Hopper est un peintre du mystère… et sans illusion: une atmosphère angoissante comme s’il sentait que le mystère ne sera jamais dévoilé. Un éclairage intense, saturé de lumières crues et violentes, irrigue des scènes calmes et banales, prémices à un drame comme dans un suspense hitchcockien[6]. Hopper utilise des moyens violents pour peindre le calme angoissant de la solitude. C’est peut-être ça aussi un des mystères de Hopper, ce contraste énorme entre la chaude violence de la forme et la calme froideur du fond: une étincelle est tout explose. L’atmosphère angoissante d’un faux calme avant la tempête.
Vincent du Chazaud
13 février 2013
[1]”Hopper, l’expo”, Réunion des musées nationaux, Grand Palais, Paris, 2012
[2] « Dans mon travail, il n’y a ni étapes, ni transitions d’un style à l’autre, comme parfois cela a été affirmé. » (interview de Giorgio de Chirico dans l’Europeo, avril 1970)
[3]« L’artiste d’aujourd’hui, s’il ne veut pas tourner à vide, être un raté passé de mode, ne peut choisir qu’entre la technique et la propagande pour la lutte des classes. Dans les deux cas, il doit abandonner l’art pur. » (George Grosz, 1959)
[4] “La vision aérienne est l’une des grandes révélations (du voyage de Le Corbusier) en Amérique du Sud : de Buenos Aires à Sao Paulo, il observe les villes et les forêts avec un regard totalement nouveau. Apportés en Amérique du Sud par la mer, ses théories se trouvent modifiées après ces vues plongeantes saisies depuis le hublot de l’avion. Dans « Les trois établissements humains » (1945), il remarque que « c’est pendant un voyage aérien qu’on voit la terre comme elle est, qu’on fait des découvertes, qu’on médite à profusion »(…) Conçue en 1935, «La Ville radieuse » semble, au plan de l’architecture et de l’urbanisme, faire écho à l’explosion lyrique de 1929 devant le paysage de Rio : « Quand on est monté dans un avion d’observation et qu’on a fait l’oiseau planeur sur toutes les baies, qu’on a contourné tous les pics, qu’on est entré dans l’intimité de la ville, qu’on lui a arraché d’un simple coup d’œil d’oiseau planeur tous les secrets qu’elle cachait si facilement au simple terrien sur deux pieds, on a tout vu, tout compris (…) Quand par l’avion, tout vous est devenu clair, et que cette topographie – ce corps si mouvementé et complexe – vous l’avez apprise (…)Quand, alors, tout est fête ou spectacle, tout est joie en vous, tout se contracte pour retenir l’idée jaillissante, tout conduit à la joie de la création. Alors quand on est à Rio de Janeiro, ville radieusement verte, on est pris par le désir, fou peut-être, de tenter un jeu contre ou pour cette présence de la nature. Ô enthousiasme tu sortiras toujours du repos ceux qui ont subi ta brûlure… de cette lumière l’architecture naîtra. » Thierry PAQUOT et Pierre GRAS (dir.), « LE CORBUSIER VOYAGEUR », L’Harmattan, Paris, 2008
[5]De même, « House by the Railroad” (1925) montrant une vue en contre plongée d’une maison en bois perchée sur une colline rappelle celle plantant le décor de « Psychose », et avec “Apartment Houses” (1923) on baigne dans l’ambiance suspicieuse de “Fenêtre sur cour ».
[6]la scène fameuse de « La Mort aux trousses » (1959) quand Gary Grant est traqué par un avion épandant des produits chimiques sur un champ de maïs.