Durant la quelque dizaine de voyages que Le Corbusier effectua en Algérie de 1931 à 1942, soit sur une période d’une dizaine d’année, il reçut plusieurs chocs, non seulement émotionnels mais également physique, comme nous allons le voir plus loin. Un livre récent retrace les pérégrinations et espoirs du maître dans cette contrée méditerranéenne[1].
Sa première venue à Alger au printemps de 1931 le plongea tout d’abord dans un malaise et une certaine perplexité : « J’ai connu trop de misères et de luttes pour pouvoir contempler sans gêne ces jardins d’Alger. Un telle harmonie radieuse et une telle réussite ont un côté goujat qui blesse une sensibilité aiguisée et avide de la vie réelle ; elles vous plongent dans une convention du bonheur et sont un poncif du beau » écrit-il à sa mère. Prend-il alors conscience de l’injustice et de la misère des « indigènes » et du fossé qui se creuse entre les deux communautés européennes et algériennes ? Ou bien subit-il d’un coup trop d’éclat devant la beauté « à couper le souffle » de la ville « blanche » face à cette méditerranée qu’il commence à vénérer ? En effet, dans une lettre de fin mars 1931 toujours à sa mère il complétait ses impressions par ces mots : « C’est un paysage splendide où les beautés fraternelles s’amoncellent avec tous les caractères depuis la mer si belle, aux montagnes neigeuses et au désert. Un charme, une lumière, un attrait sans fond des races musulmanes. Ici (…) mon cœur s’attache, s’éprend (…) Déjà je me sens africain. Corbu l’Africain. »[2]
Deux ans plus tard, en 1933, répondant à l’invitation des « Amis d’Alger », une association de notables progressistes, sur le thème d’une exposition sur l’urbanisme d’Alger durant laquelle est montrée le projet Obus, Le Corbusier se rend à Alger et décide un soir de faire des croquis dans la Casbah. Là il subit l’agression de deux hommes, dont l’un d’eux en l’étranglant le laissa sur le carreau, quasiment mort. « Une heure plus tard, quand il reprit peu à peu connaissance, il se demanda machinalement qui il était. Ayant compris ce qui lui était arrivé, il se dit qu’il avait eu une chance extraordinaire de ne pas s’être fait tuer. Fasciné par cette proximité de la mort, il consigna ses impressions : « L’ambiance – au fond de mon inconscience – m’apparaît comme une flaque d’or mouvante. Les savants disent que tout cet or et toute cette lumière sont la caractéristique des instants de passage de la vie à la mort. » »[3].
Alors qu’il était dessinateur chez Emery, Jean de Maisonseul guida Le Corbusier à Alger en 1931, avant de devenir son ami. Il témoigna de l’importante influence qu’exerça l’Algérie sur l’œuvre de Le Corbusier et le virage qu’elle prit après qu’il eut étudié la Casbah d’Alger et la Pentapole du M’Zab : « Il apparaît bien que les voyages à Alger ont eu une importance capitale dans l’évolution de l’œuvre de Le Corbusier, dans ce qu’on pourrait appeler son « humanisation ». C’est en effet l’homme qu’il retrouve à Alger, architecturalement et plastiquement (…) Il rebouclait ici les premières expériences de son périple de jeunesse en Grèce et au Moyen-Orient. »[4]
Dans les carnets de croquis de Le Corbusier, les dessins d’Alger exécutés depuis le bateau font apparaître clairement trois éléments forts de la ville : la Casbah, un système modulaire intégré au site, le viaduc de Chassériau, une annexion du site, et le Palais du Gouvernement de Guiauchain, un « geste » technique majeur dans le site algérois.
La présence de Le Corbusier en Algérie a été très médiatisée à l’époque, avec nombre d’articles dans la presse populaire et spécialisée. Le nom de Le Corbusier est souvent associé à l’architecture moderne en Algérie. Et lorsque l’on fait des recherches sur l’architecture moderne à Alger, la bibliographie reste limitée à des ouvrages généraux, passant en revue la totalité de l’histoire de l’architecture algérienne. Les chapitres concernant l’architecture moderne laissent une place importante à Le Corbusier, oubliant les architectes qui aujourd’hui, par leur oeuvre, composent une grande part du paysage urbain algérois et algérien. Or, Le Corbusier n’a pourtant rien construit et aucun de ses projets n’a abouti.
A Alger, les années 1930 se caractérisent par trois phénomènes architecturaux et urbains majeurs et liés entre eux :
-l’émergence de l’architecture du Mouvement moderne,
-les voyages de Le Corbusier en Algérie,
-l’émergence du logement social.
Le Corbusier occupe une place importante et influente sur l’avenir urbain de la ville dans les années 30 à 50. Apparaissent tout d’abord des maisons individuelles très proche des villas corbuséennes, puis des ensembles plus importants inspirés des recherches de Le Corbusier sur le logement collectif. Beaucoup pensent que « le maître » aurait construit à Alger, un ancien guide de la ville lui attribuait même la paternité d’un bâtiment.
En réalité, malgré les importants et nombreux projets de Le Corbusier en Algérie, pour lesquels il n’a retiré aucun subside, celui-ci n’a rien construit dans ce pays, mais il n’en conçut aucune amertume tant il avait la capacité de rebondir après ses échecs répétés.
Le projet le plus connu de Le Corbusier à Alger est celui d’un aménagement radical de la ville, le plan « Obus ». Le terme « Obus » a été utilisé car c’était une sorte de pulvérisation totale de l’urbanisme existant. Le Corbusier faisait sinuer face à la baie d’Alger un immeuble, sorte de ruban long de plus de dix kilomètres. Il comptait démolir la presque totalité de la ville coloniale pour construire des logements avec vue sur la mer Méditerranée, pour laquelle l’architecte vouait une vénération. Pour autant il ne voulait pas détruire la Casbah, l’ancien quartier turc, avec son architecture mauresque. Le projet fut perçu par le public et les édiles locaux comme délirant et coûteux. La critique fut virulente, pourquoi construire sur un territoire déjà très urbanisé ? C’était absurde.
Entre l’architecture d’Avant-guerre et celle d’Après-guerre, les courants stylistiques s’affirment plus sûrement dans la lignée du Mouvement moderne. Les conférences et expositions de Le Corbusier à Alger obsèderont de nombreux jeunes architectes et administrateurs de la ville. C’est cette influence qui va favoriser la dynamique des constructeurs.
Les jeunes architectes du Mouvement moderne sont souvent qualifiés de « tout puristes », voire de « brutalistes « . Il leur est reproché d’être sans grande personnalité, et de ne puiser leur inspiration uniquement que chez Le Corbusier.
Avec les premiers grands ensembles construits à Alger par Zehrfuss, El Harrach en 1952 et le Champ de Manœuvre en 1954, on assiste à un net appauvrissement des thèses défendues par Le Corbusier. Les blocs parallélépipédiques et parallèles entre eux ressemblent à une caricature de l’architecture moderne sur laquelle se feront les dents tous ses détracteurs, notamment avec ceux construits en région parisienne. Le style du Mouvement moderne devient un instrument de la spéculation.
Cependant un petit groupe se détache dans ce marasme architectural et constituera ce qu’on a appelé l’Ecole corbuséenne: Miquel, Emery, Simounet, Bourlier, Ducollet, Bize, Geiser et de Maisonseul (peintre et urbaniste). Ce dernier est à cette époque le directeur départemental de l’Urbanisme à Alger et sera de ce fait souvent leur porte-parole auprès des instances administratives.
Entre Miquel, Emery, Bourlier et parfois Simounet, le jeu des associations rend souvent impossible de désigner l’auteur de tel ou tel projet, ou l’influence de tel ou tel sur des projets conçus en groupe.
Emery, l’aîné formé très tôt dans la première agence de Le Corbusier et Pierre Jeannneret, instilla l’esprit corbuséen dans le groupe.
Miquel, lui, y apporte la mesure, la nuance, l’attention scrupuleuse aux conditions particulières de chaque opération. Il n’a pas réalisé beaucoup de grandes opérations, mais l’Aéro-habitat il a montré toute l’étendue de son talent d’architecte . Avec l’immeuble de la rue Eugène Etienne de 1952, il sait allier les détails architectoniques locaux, les claustras, avec les blocs puristes de l’architecture moderne. Tout comme son ami Emery, il revendique sa culture méditerranéenne.
Lors de l’exposition de « la cité moderne » en 1936 à Alger, Miquel s’exprime ainsi: « … sous leur parrainage spirituel (Perret, Le Corbusier, Beaudoin et Lods), se sont groupés les forces vives de l’architecture algérienne. On peut y retrouver une certaine parenté de forme et de composition, qui provient de la similitude des problèmes posés par le climat nord-africain et des recherches entreprises parallèlement qui tendront peu à peu vers la création d’un style plus purement méditerranéen. Il faut à ce sujet regretter l’absence des architectes marocains, espagnols, italiens, grecs, et même syriens ou palestiniens… une exposition d’urbanisme et d’architecture en Alger peut et doit devenir l’expression vivante de la synthèse méditerranéenne… ».
Cette école corbuséenne sera à la pointe du combat contre les bidonvilles ceinturant les grandes villes d’Algérie et pour la mixité sociale et culturelle. Ils feront du logement social une arme contre la pauvreté et l’analphabétisation, un levier de progrès social. Roland Simounet, avec son projet de Djenan-el-Hassan à Alger en portera témoignage, et le groupe CIAM-Alger s’en fera le porte-parole avec leur travail sur le bidonville de Mahieddine à Alger pour le CIAM 9 de 1953 à Aix-en-Provence.
Parlant de l’œuvre de Roland Simounet en Algérie, et notamment de son projet de Djenan-el-Hassan à Alger (1954-1957), Joseph Abram écrit : « En recentrant le travail de conception sur les ressources de l’art de bâtir, sans jamais perdre de vue l’usage, Simounet donne une forme tangible aux aspirations de toute une génération d’architectes, qui voient dans le vernaculaire et la culture populaire un moyen de renouveler la modernité. Il appartient bien à ce courant « brutaliste », qui se manifeste lors des CIAM et en particulier au Congrès d’Aix-en-Provence auquel il participe. »[5]
Si Le Corbusier n’a pas pu construire à Alger, quelques projets « phares » portent l’empreinte de son influence sur les architectes algérois. « A chaque pas, enfin presque, on pourrait d’une façon ou d’une autre évoquer Le Corbusier, mais affadi et déformé, méconnaissable » écrit Jean-Jacques Deluz.
Trois œuvres « fortes » cependant se distinguent :
L’IMMEUBLE-PONT BURDEAU (1952) de Pierre Marie, conçu selon le principe des immeubles viaducs imaginés par Le Corbusier. L’immeuble a été construit sur un ravin. Sa toiture-terrasse, d’une longueur de 18 mètres reçoit la chaussée et les trottoirs de cette voie.
Sous cette chaussée toiture-terrasse, sur laquelle circulent automobiles et piétons, 82 logements ont été aménagés.
L’immeuble possède un accès à partir de la rue haute, une autre dans sa partie basse au creux du ravin. On peut également se servir d’un ascenseur ou d’un escalier pour accéder soit à la route sur la terrasse soit à la rue au bas du ravin.
L’édifice rappelle le projet « Obus » de Le Corbusier dont la toiture sinusoïdale de l’immeuble était conçue pour être une autoroute longeant la baie d’Alger.
Il n’existe que deux immeubles-ponts au monde : celui d’Alger, un autre au Brésil.
La CITE Djenan el-Hassan (1956-1958) de Roland Simounet, dont Jean de Maisonseul, architecte né à Alger et membre du groupe CIAM-Alger, dira que c’est «l’invention du logement collectif horizontal ». Cette cité de transit, construite sur un terrain en pente à la périphérie d’Alger, concrétise une étude menée par Simounet sur le bidonville de Mahieddine présentée lors du CIAM d’Aix en Provence de 1953. Au sortir de la guerre, la France métropolitaine et le territoire algérien connaissent une grave crise du logement. L’appel de l’abbé Pierre en 1954 va accélérer la construction de cités « d’urgence » afin de reloger les familles vivant dans les bidonvilles.
Les voûtes étagées sur une pente abrupte s’inspirent du projet, non abouti, « Roq et Rob » que Le Corbusier imagina pour un versant montagneux dans le Midi de la France, à Roquebrune-Cap-Martin. Comme dans le projet de Le Corbusier, Simounet privilégie ici la vue panoramique sur un paysage méditerranéen omniprésent et met en avant la plastique de l’architecture associée à un langage vernaculaire, conciliant architecture moderne et architecture arabe traditionnelle. Le Corbusier a eu une très forte attirance et montré beaucoup d’intérêt pour l’architecture traditionnelle arabe faite de terre, des maisons carrées à toit-terrasse qu’il a pu voir lors de son voyage au M’zab dans le Sahara algérien en 1931, où l’architecture coloniale n’a pas laissé de traces. Ou bien encore, l’émerveillement de Le Corbusier lors de sa premier promenade dans la Casbah d’Alger quand il écrit: « L’architecture arabe nous donne un enseignement précieux. Elle s’apprécie à la marche, avec le pied (…) ».
L’AERO-HABITAT (1950-1954), de Louis Miquel, Pierre Bourlier et José Ferrer-Laloë, est un projet de 284 logements installés à flanc de coteau sur les hauteurs d’Alger. Il restera emblématique de la lutte des architectes modernes pour imposer leurs idées. Le projet, attaqué comme le fut en son temps l’Unité d’habitation de Marseille sur laquelle il prend modèle, sera soutenu par Eugène Claudius-Petit alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Les immeubles de l’Aéro-habitat seront l’œuvre majeure de Miquel. Il réussit là à réaliser un projet que Le Corbusier aurait pu construire s’il n’avait échoué à convaincre les autorités. L’Aéro-habitat est une bonne synthèse des réflexions du « maître » faite par son élève, à la fois en terme d’urbanisme avec le plan Obus pour Alger, d’architecture et de logement social avec l’Unité d’habitation de Marseille.
Avec ces trois projets seulement, la trace et la marque corbuséennes sont bien présentes à Alger, même si le maître n’y a rien construit…
Vincent du Chazaud, le 23 mai 2013
[1]« Le Corbusier, visions d’Alger », sous la direction de Jean-Luc Bonillo, Editions de La Villette, Paris, 2012
[2] WEBER Nicholas Fox, «C’était Le Corbusier », Fayard, Paris, 2008, p.402
[3] Ibid note 1, p.417
[4] BONILLO Jean-Lucien, MONNIER Gérard (dir.), « La Méditerranée de Le Corbusier », actes du colloque international « LC et la Méditerranée » septembre 1987, Publications de l’université de Provence, 1991
[5]MONNIER Gérard (dir.), ABRAM Joseph, L’architecture moderne en France, tome 2 . Du chaos à la croissance 1940-1966, Picard, Paris, 1999, p.276)