Juste avant que le beaujolais ne débarque, autour du vingt (et du vin) de novembre, voici le billet nouveau, sur Aalto.
L’architecte Alvar Aalto (1898-1976) est mondialement connu pour son œuvre architecturale, dont la production n’a cependant guère dépassé les frontières de son pays natal, la Finlande qui à sa naissance, faisait partie de l’empire russe des tsars. Par son œuvre fine et novatrice, pétrie de culture locale et d’ouverture internationale, il contribua magistralement à faire connaître ce petit pays d’Europe du nord qu’est la Finlande.
Ses architectures « organiques », la bibliothèque municipale de Viipuri (1927-1935), le sanatorium de Paimio (1928-1933), la villa Mairea (1938-1939), ont montré que l’on pouvait s’affranchir des rigueurs du fonctionnalisme proposé par le Bauhaus, sans en renier les fondements sociaux et culturels, ainsi que le feront les brésiliens, Niemeyer à leur tête, avec la « tropicalisation » du Mouvement moderne. En dehors des frontières finnoises, Aalto qui enseigna pendant la guerre au MIT, réalisa la résidence universitaire de Cambridge (1947-1949), d’autres projets en Allemagne, deux immeubles d’habitation, l’un à Berlin[1] (1955-1957), l’autre à Brême (1958-1962) et une église à Detmerode (1963-1968), un projet en France à Bazoches-sur-Guyonne, la maison Louis Carré (1956-1961). D’autres projets[2] furent terminés ou réalisés d’après les plans d’Alvar Aalto après sa mort le 11 mai 1976 à Helsinki. C’est sa seconde épouse, l’architecte Elissa Mäkiniemi, qui s’y employa jusqu’à sa disparition en 1994.
Ses objets, le vase « Savoy » devenu une icône du design, ses sièges, le fauteuil « Tank », la chaise « Paimio » ou le tabouret « 60 », ses poignées de portes tressées de cuir, ses luminaires « Cloche d’or » fonctionnels et lumineux, apportent la touche la plus raffinée et la plus pure à la fois, la plus logique et la plus poétique qui soit à des équipements domestiques. S’il en fallait la preuve, il n’est que de voir l’influence des créations d’Alvar Aalto dans les catalogues d’un célèbre fabricant de mobilier suédois.
Sans dénier les qualités d’architectures spontanées, primitives ou populaires, les œuvres architecturales remarquables et importantes des nations dites civilisées émanent de créateurs armés d’une grande culture, curieux de tout, dans leur domaine bien sûr, l’art et la technique, mais aussi dans ceux touchant à toutes les disciplines intellectuelles, en premier la littérature et la philosophie, mais aussi la sociologie et toutes les sciences humaines. A la lecture des écrits de diverses époques d’Alvar Aalto, recueillis dans un ouvrage « La table blanche et autres textes » [3], cette grande culture lui permet d’aborder avec une parfaite maîtrise les sujets qu’il traite. Car il y a un autre Aalto, moins connu, et complémentaire du premier l’architecte-designer, c’est le penseur, le philosophe plus que le théoricien de l’architecture. On le découvre à travers les textes de ses conférences données à travers le monde, mais principalement en Finlande où il œuvra et résida toute sa vie, mis à part l’intermède de deux années durant lesquelles il enseigna aux Etats-Unis. Mais il n’était pas casanier, et curieux des autres cultures, il parcourut le monde, y rapportant des croquis de voyage[4], magnifiques et perspicaces.
Ce sont quelques traits de la philosophie humaniste de cet homme élégant et cultivé que je veux donner à lire ici, par quelques citations tirées de ses écrits, alter ego de son œuvre construite, fruit justement de cette réflexion qui met l’homme au centre. L’architecte s’attache à ce que la forme qu’il crée épouse de façon la plus parfaite, la plus complète et la plus harmonieuse les activités humaines. « Ne pas oublier l’humble être humain »[5] sera une constante dans le travail de l’architecte. Les programmes de riches commanditaires alimenteront sa réflexion pour des programmes plus humbles qu’il aurait à traiter. Aalto, perfectionniste et altruiste, se revendique à la fois du taylorisme pour la régularité de fabrication et la production de masse, mais aussi de l’objet artisanal unique et élitiste pour sa qualité de prototype destiné à l’améliorer et le faire évoluer. En cela il est proche des vues du créateur nancéen Jean Prouvé.
Pour la villa Mairea, commandée par Maire et Harry Gullichsen, riches collectionneurs et adeptes de la modernité, Aalto développe « une interaction entre l’art pictural et la vie quotidienne »[6]. L’architecte traite leur importante galerie d’art à la façon d’une bibliothèque ; les œuvres présentées sur des cloisons mobiles sont comme des livres sur une bibliothèque. Mais loin d’être un projet égocentrique, il met à profit les importants moyens de son commanditaire, pour faire de ce projet « une sorte de laboratoire d’essai permettant de mettre en œuvre des solutions actuellement irréalisables dans le cadre d’une production de masse, mais susceptibles de se diffuser peu à peu et d’être mises à la portée de tous quand l’outil de production aura évolué »[7]. Et toute la philosophie des architectes et designers nordiques est ici, et c’est ce qui en fera leur succès, cette vision humaniste consistant à profiter des moyens particuliers qui leur sont donnés pour les mettre au service des hommes en général.
« Plus un art est social, et l’architecture est un des arts les plus sociaux, plus il y souffle d’esprit collectif et plus le milieu et l’époque participent à l’œuvre »[8]. C’est sans doute cet esprit démocratique et social, on parle en politique de modèle suédois, trempé de philosophie et d’art grec, qui a permis le succès du mobilier scandinave dans les années 1950. La recherche du confort s’est faite avec simplicité, économie, reproductibilité, afin d’être accessible à tous, sans différence de couches sociales qui, de toute façon, si elles existent, sont nettement moins hiérarchisées et compartimentées que dans les pays latins. L’influence du protestantisme en est la cause. Et Alvar Aalto écrit : « Une place de justes proportions, dont même les plus pauvres peuvent jouir, est une plus grande réussite architecturale qu’un somptueux édifice réservé au seul usage des princes qui nous gouvernent », et pour lui une bonne architecture pour l’avenir passe par le progrès social : « On ne peut pas ne pas avoir de préoccupations sociales quand on bâtit pour la société de demain »[9].
La préoccupation sociale d’Aalto passe par la diffusion des recherches progressistes au plus grand nombre. Ces recherches doivent aboutir à la fabrication de masse par l’industrialisation ainsi qu’à l’abaissement des coûts grâce à la standardisation. « Nous savons tous ce que l’on entend par standardisation. C’est un des moyens techniques les plus efficaces pour mettre l’un des éléments de la démocratie moderne, la diffusion plus large des produits. Mais bien que cette standardisation soit, en un sens, utile aux masses, elle peut également, si elle est mal utilisée, être un germe de destruction »[10]. La standardisation de produits « bas de gamme », mal pensés, vite faits et mal faits, accompagnés de très bas prix attractifs et d’un matraquage publicitaire, au lieu de libérer et d’élever l’humain, va au contraire l’abaisser et l’avilir. Les rayons des grands magasins sont inondés de ces produits fabriqués dans des pays à faible coût de main d’œuvre. « L’uniformité n’est pas due à la standardisation en elle-même, mais à son utilisation à mauvais escient. J’ai, presque tout au long de ma vie, cherché à réaliser une standardisation souple, qui devrait, dans l’idéal, accroître la diversité de la vie, et non la forcer à entrer dans un moule quelconque.[11] »
L’uniformité tant redoutée par Alvar Aalto, dans son désir de démocratiser l’art et l’architecture, n’est que le résultat d’une paresse intellectuelle, d’un manque d’intelligence et de créativité devant toutes les possibilités que peut offrir une pièce standard : « La clef est le standard flexible, l’adaptabilité des détails aux innombrables besoins de l’homme. La différence entre la standardisation technique et la standardisation architectonique est que la démarche technique conduit à un modèle unique tandis qu’une standardisation intelligente engendre des millions de modèles différents.[12] » On pense à la question de « l’industrialisation ouverte » et de « l’industrialisation fermée » que soulevait Jean Prouvé quand il tentait de diffuser ses créations industrielles, et quand il écrivait « Il faut des maisons usinées »[13].
Aalto a une relation forte avec les matériaux qu’il utilise, mais il en use à la façon d’un poète, c’est un créateur modelant la matière… Parlant d’Aalto qui réalisa sa maison de Bazoches-sur-Guyonne, qui en dessina les moindres détails et en conçut le mobilier, dont l’étonnante penderie de la chambre de sa femme Olga, le marchand d’art Louis Carré parle ainsi de son architecte: « Il a une sensibilité extrême aux matériaux, je crois qu’il tient cela d’un don de poésie, c’est un poète. »[14] Là encore, on ne peut s’empêcher aux démarches de Jean Prouvé, qui se définissait comme « un tortilleur de tôles », et à sa relation au fer qu’il a travaillé alors jeune forgeron, matériau des sidérurgies lorraines. Pour Alvar Aalto son matériau de prédilection était le bois provenant des forêts nordiques.
Autre vision humaniste, en même temps que preuve d’humilité de ce grand architecte, l’erreur est une préoccupation d’Aalto tant il pousse ses recherches créatives dans ses retranchements ; elles sont donc soumises aux incertitudes de la nouveauté. Si l’erreur technique est aisément corrigible, l’erreur humaine elle, reste une fatalité inhérente à la nature de l’homme. La quête de perfection vers laquelle tend l’humanité restera toujours imparfaite. Mais c’est justement cette insatisfaction qui est le moteur de la création et en même temps source de progrès : « nous ne pouvons éliminer les erreurs, mais nous pouvons faire en sorte d’en commettre le moins possible ou, mieux encore, d’en commettre de sympathiques ». [15]
Il y a enfin à côté de l’architecte, du designer et du philosophe le talentueux dessinateur, qui, avec une économie de moyens, comme il le fait pour ses architectures, restitue sobrement les sentiments éprouvés face à un lieu habité, un paysage cultivé, choisis pour leur beauté : la main de l’homme restitue l’activité humaine dans ce qu’elle a de meilleur, quand elle est le fruit d’un travail intègre et sincère : « La beauté réside dans l’harmonie entre la finalité (la fonction) et la forme (…) La beauté est un résultat, pas un point de départ »[16].
Comme architecte, la main de cet homme a permis de donner aux hommes, à tous les hommes et de façon égale, ce qu’ils ont construit de meilleur. Comme philosophe, la pensée de cet homme aidera à promouvoir le meilleur dans les activités humaines, toutes les activités humaines… C’est là une part du mérite d’Alvar Aalto.
Vincent du Chazaud
novembre 2013
[1] Projet dans le cadre de la grande exposition internationale Interbau qui ouvrit ses portes en 1957, et à laquelle participèrent des architectes comme Walter Gropius, Jacob Bakema, Max Taut, Hans Scharoun, Oscar Niemeyer, Pierre Vago, Le Corbusier. Cette “manifestation” voulait être, côté Berlin Ouest, le contrepoint de l’architecture moderne face à ce qui se faisait à Berlin Est, en pleine guerre froide, notamment sur la Karl Max allee avec ses bâtiments staliniens néo-classiques.
[2] Opéra d’Essen en Allemagne, église à Riola di Vergato en Italie…
[3] AALTO Alvar, “La table blanche et autres textes”, Éditions Parenthèses, Paris, 2012.
[4] “Avec ses quatre dromadaires,
Don Pedro d’Alfaroubeira
Courut le monde et l’admira,
Il fit ce que je voudrais faire
Si j’avais quatre dromadaires”.
Guillaume Apollinaire, « Le dromadaire » poésie tirée de « Le Bestiaire ou cortège d’Orphée »».
[5] Ibid 3, “Qu’est-ce que la civilisation?” discours à la cérémonie de commémoration du centenaire du lycée de Jyväskyla, 1958, archives Alvar Aalto, p.18
[6] Ibid 3, « Mairea », Arkkitechti, n°9, 1939, p.217
[7] Ibid 6, p.218
[8] Ibid 3, « Nos églises, vieilles et neuves », Iltalehti, 14 décembre 1921, p.38
[9] Ibid 3, « Entretien à la télévision finlandaise, juillet 1972 », p.252
[10] Ibid 3, « Art et technique », discours inaugural du 3 octobre 1955 à l’Académie de Finlande, p.161
[11] Ibid 9, p.251
[12] Ibid 3, « La marche flexible », archives de la SAFA, 1942, p.153
[13] Le 6 février 1946 Jean Prouvé prononce à Nancy une conférence, fait assez rare dans sa carrière car il n’était pas homme de discours, ayant pour intitulé « il faut des maisons usinées », terme qu’il préférait à « préfabriqué ». Son enthousiasme et sa foi pour construire des maisons en série étaient immenses. Il déclarait : « Je suis prêt à fabriquer des maisons usinées en grande série, comme Citroën l’a fait dès 1919 pour les automobiles… le temps de la brouette est passé ! Le fer, l’acier… c’est mon truc ! Avec le fer, on construit vite et solide. » Cependant c’est l’industrie cimentière qui s ‘imposera majoritairement pour la préfabrication de la construction, que ce soit pour les grands ensembles ou pour la maison individuelle.
[14] Entretien avec Irmeline Lebeer, 24 juillet 1967, dans « Alvar Aalto, maison Carré, 1956-1963 », Curtis, Laaksonen et Olafsdottir, Académie Alvar Aalto, 2009.
[15] Ibid 3, «Discours pour le centenaire du département d’architecture de l’université de technologie, Helsinki, 5 décembre 1972 » , p.274
[16] Ibid 3, “Ameublement et architecture d’aujourd’hui”, Uusi Aura, 21 octobre 1928, p.232