Ce billet est né de la lecture d’un livre consacré aux dessins de la période hollandaise de van Gogh, c’est-à-dire ses premières tentatives de jeunesse pour devenir artiste et occuper un rôle dans la société des Hommes. L’ouvrage, issu d’une thèse de l’écrivain suisse Paul Nizon consacrée à van Gogh[1], est plutôt barbant, comme souvent le sont les thèses universitaires quand le délayage pour faire du texte devient incantatoire et redondant à force de démonstration. La lecture des lettres de van Gogh à son frère Théo[2] amène plus directement aux questions posées par le peintre et qu’il se pose à lui-même.
Issu d’une famille bourgeoise protestante dont le père était pasteur, aîné d’une fratrie de six enfants, Vincent van Gogh est envoyé à l’âge de seize ans chez Goupil et Cie à La Haye d’abord, puis à Londres et à Paris, un marchand de tableau dont un des associés est son oncle. Faire de l’art une marchandise le révolte, il est licencié puis tente de suivre les traces de son père comme pasteur ; il échoue là aussi car trop en empathie avec ses ouailles ; il est une sorte de « pasteur ouvrier » auprès des mineurs de charbon du Borinage. Il est également repoussé dans ses tentatives de fonder un foyer, celle avec une avec une ancienne prostituée est également vouée à l’échec. Il revient vers le foyer familial à Nuenen, là ses relations avec son père se tendent et craquent. Avec son frère Théo seul il maintient un lien fort et durable, notamment à travers leur abondante correspondance.
Quand Vincent van Gogh décide de devenir artiste peintre vers 1880, il approche de la trentaine et il a déjà fait un long cheminement, moral, intellectuel et physique, pavé d’échecs. Toute son œuvre est concentrée sur une dizaine d’années, puisqu’il se suicide le 29 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise à l’âge de 37 ans (plus de deux mille toiles et dessins…).
Avant d’aborder la peinture sur toile dès 1881 à La Haye sur les conseils de son cousin le peintre Mauve[3], van Gogh travaille avec acharnement le dessin, aussi parce que moins cher en matériel que la peinture ; il fait et refait le même sujet à la pierre noire ou à la mine de plomb, parfois rehaussé de gouache blanche ; il veut reproduire des attitudes, des scènes, de mémoire[4] ainsi que le recommande Delacroix[5]. Il lui faut intérioriser les corps et la nature, les comprendre de l’intérieur, ne faire plus qu’un avec eux afin d’en exprimer non seulement l’enveloppe charnelle ou la surface des choses, mais le plus profond de ce qu’ils sont, leur âme, leur être. L’expérience de pasteur a servi l’artiste, sauf qu’il n’est plus là pour soulager les Hommes, seulement, mais cela est énorme, pour les comprendre et les aimer. Mais emporté par la passion de son art, n’acceptant pas les compromis, il vivra désespérément seul ; toutes ses tentatives, pasteur chez les mineurs, mariage ou concubinage avec les femmes, partage ou communauté avec les peintres, échoueront le laissant seul face à son art, face à lui-même dans ses autoportraits…
Ayant rejoint ses parents à Nuenen (de décembre 1883 à novembre 1885), Vincent dessine des paysans courbés vers la terre, comme en prière, comme dans l’Angélus de Millet, peintre auquel souvent van Gogh voue de l’admiration allant jusqu’à copier son œuvre.
Ces portraits de paysans, au travail ou posant, sont un trait d’union entre l’animal et le divin.
C’est aussi un hommage rendu à la pénibilité de leur travail ; même jeunes ces paysans ont très tôt tous les stigmates de la vieillesse : les mains sont des pognes calleuses, les pieds chargés de sabots avancent d’un pas lourd, le dos courbé, cassé par l’effort vers la terre et la charge portée, les traits d’un visage dur, presque idiot à force de consanguinité, ronds, ridés et brunis comme de vielles pommes de terre…
Van Gogh a de l’empathie avec les personnages qui posent pour lui, que ce soit pour des portraits, ou pour ses modèles qui lui permettent de reproduire les gestes du travail ; ce sont des gens du peuple, des travailleurs manuels, des paysans (laboureurs, semeurs, jardiniers, femmes au travail) ou des artisans (les tisserands), des gens qui sont âpres à la tâche, dont l’effort physique déteint sur leurs corps.
Les gerbes de blé sont alignées et dressées comme des pierres de Carnac ; troupe immobile, soldats figés que la mort a pétrifié et statufié. Ici les gerbes attendent, fauchées par l’homme, rangées au pied du moulin que l’on aperçoit dans un proche lointain. Leur blé sera transformé en farine, lui-même servira à faire le pain, que l’on rompra avec d’autres compagnons de labeur, avec l’eau ou le vin. C’est le même symbole utilisé sur un chapiteau de Vézelay, de ce grain versé dans le moulin pour le transformer en farine, image du passage de l’Ancien au Nouveau testament. Cette figure du semeur est omniprésente dans l’œuvre de van Gogh , qu’elle soit d’après ses modèles ou des copies de toiles de Millet : « L’histoire des gens est comme l’histoire du blé, écrit-il, si on n’est pas semé en terre pour y germer, qu’est-ce que ça fait, on est moulu pour devenir du pain ».
Ces gerbes de blés, au sommet desquelles s’agitent les épis vaincus et courbés, ressemblent à ces fagots de bois, branches arrachées à l’arbre qui vont permettre de faire démarrer le feu dans la cheminée ; la maîtrise du feu, ce qui distingue l’homme de l’animal, le rapproche du divin, puisque dans la mythologie grecque, c’est Prométhée qui l’a volé aux dieux pour l’apporter aux Hommes.
Vers 1880, hommes fauchant et bêchant, gerbes de blés avec moulin, homme fauchant le blé dans un champ avec moulin.
Vincent n’abandonne jamais le dessin, même si la lumière du sud à Arles va l’éblouir jusqu’à l’étourdir, ses toiles tournoyant de couleurs chaudes et dorées comme le soleil qui tape en plein été sur son chapeau de paille. A quelques mois de sa fin tragique du 29 juillet 1890, il demande à son frère Théo de lui envoyer ses esquisses de paysans de Nuenen ; il dessine à nouveau des hommes courbés travaillant la terre, arc-boutés sur leurs bêches, les mêmes que dix ans auparavant quand il se destinait à la vie d’artiste, au sens pastoral, en en faisant un apostolat. Il écrit, à propos de son tableau « Champ de blé à la fin du jour » peint en juin 1889 : « J’y vis alors dans ce faucheur- vague figure qui lutte comme un diable en pleine chaleur pour venir à bout de sa besogne- j’y vis alors l’image de la mort, dans ce sens que l’humanité serait le blé qu’on fauche. C’est donc, si tu veux, l’opposition de ce semeur que j’avais essayé auparavant. Mais dans cette mort rien de triste, cela se passe en pleine lumière avec un soleil qui inonde tout d’une lumière d’or fin ». Le semeur plante dans la terre, le moissonneur extrait de la terre… le blé est transformé en farine pour faire le pain qui nourrit les hommes. A la différence des animaux, l’homme doit s’astreindre à ce long processus nécessitant un dur labeur pour se nourrir.
Pour ses dessins, van Gogh hache, pointe, sculpte la matière… C’est un sculpteur de dessin, abordant parfois le sujet sous plusieurs angles pour mieux le saisir. En plongeant dans ce dessin de « La plaine de la Crau vue de Montmajour » (juillet 1888), tracé à la plume en points et hachures, on se projette dans ces dessins au feutre de Nicolas de Staël exécutés un demi-siècle plus tard en Sicile : même précise concision. Le destin de ces deux artistes se résume avec cette phase de Van Gogh : « Mon art, j’y risque ma vie, et ma raison y a sombré à moitié, mais que veux-tu ? »
A gauche, Vincent van Gogh, “Les moissonneurs”, août 1888 (plume et encre sur papier), à droite, Nicolas de Staël, “Composition (paysage pointillé)”, 1951 (stylo feutre sur papier)
Vincent du Chazaud, 24 février 2015
[1] Paul NIZON, “Les débuts de Van Gogh, les dessins de la période hollandaise”, Les cahiers dessinés, Paris, 2014
[2] Vincent VAN GOGH, Lettres à son frère Théo, Paris, Éditions Gallimard, collection « L’imaginaire » 1988
[3] « Les mangeurs de pomme de terre » datent de 1885, mais une des toutes premières œuvres à l’huile date de décembre 1881 « Nature morte avec chou » peinte dans l’atelier de Mauve.
[4] En convalescence à Saint-Rémy-de-Provence Vincent terminait une triste lettre à Théo le 29 avril 1890 par cette prière :« Veuillez m’envoyer ce que tu trouves de ‘figures’ dans mes vieux dessins, j’y songe de refaire le tableau des paysans dînant, effet de lumière de lampe. Cette toile doit être toute noire à présent, peut-être pourrais-je de tête la refaire entièrement. Tu m’enverras surtout les ‘Glaneuses’ et des ‘Bêcheurs’, s’il y en a encore. Puis, si tu veux, je referai la vieille tour de Nuenen et la chaumière. »
[5] « C’est la deuxième fois que j’attache beaucoup de prix à un propos de Delacroix (…) à propos de facture, notamment à propos de la création d’un tableau. « Par cœur !» disait-il » lettre 403 de Vincent à Théo.