Décidément, les commémorations, comme ce cinquantenaire de la mort de Le Corbusier, n’ont pas fini de nous surprendre sur l’opportunisme de certains à tirer profit de tout.

Il est plus facile de rester à la surface de l’eau et de faire la planche que de nager et de plonger dans les profondeurs où les sacs plastiques voisinent avec les coraux. C’est cette facilité réductrice qui fait que parfois l’Histoire est comme une plume qui vole au gré des vents contraires, alors qu’elle devrait être jaugée à la pesanteur de ce fardeau qu’est l’humanité… tout simplement.

Face à un paysage grandiose, ne voir que l’éolienne qui donne de l’énergie mais qui gâche la beauté virginale du site, c’est réducteur…

Je vais rapidement évacuer la polémique naît autour des relations sulfureuses de Le Corbusier Avant Guerre avec seulement une citation de Jean Prouvé, résistant et premier maire de Nancy à la libération de la ville en 1944, évoquant l’année 1941 pendant laquelle Le Corbusier arpentait les couloirs du ministère de la Reconstruction avec ses plans sous le bras de « cité idéale » : « J’ai beaucoup plus côtoyé Jeanneret[1] que Le Corbusier, notamment pendant la guerre. La position de Le Corbusier à cette époque m’a un peu étonné : il s’est précipité pour aller voir le gouvernement de Vichy. Le Corbusier aurait fait ses pilotis partout pour montrer qu’il fallait faire des pilotis ! Tous les moyens étaient bons. Remarquez, il s’est fait virer de Vichy, ça a été vite fait. ».[2] La messe est dite.

 

Durant mes études d’architecture à l’ENSAI de Strasbourg[3] dans la première moitié de la décennie 1970, Le Corbusier était superbement ignoré dans l’enseignement. Celui-ci tournait autour du « canard » de Robert Venturi, qui donna naissance au Post-modernisme. A partir de là, les emprunts historiques étaient nombreux, nous faisions une architecture « formaliste » et nos modèles étaient le belge Charles Vandenhove (théâtre des Abbesses) ou le catalan Ricardo Bofill (place de Catalogne). Même les derniers de l’École corbuséenne comme Paul Chemetov n’échappent pas à cette mode, en témoigne sa piscine des Halles. En troisième année, c’est par hasard que j’ai connu Jean Prouvé, grâce à un larcin commis à la librairie Berger-Levrault. C’est là que nous faisions nos « emplettes » de matériel de dessin pour nos charrettes, colorex et écoline, feutres et rotring… Le premier ouvrage à portée de ma main glissé sous mon manteau, c’était « Une architecture par l’industrie »[4] ; mon intérêt pour Jean Prouvé n’a cessé depuis, et grâce à ce livre mes notes de « Constructions civiles » ont remonté. En urbanisme, nous manipulions des plans de villages médiévaux ou des places de la Renaissance italienne pour en faire des « cités idéales » à la Claude-Nicolas Ledoux, ne voyant dans le plan Voisin de Le Corbusier que la destruction d’un Paris mythifié et non la remise en question de l’urbanisme Haussmannien…

Ca c’est pour l’urbaniste.

 

Ma connaissance de Le Corbusier remonte en fait à mon premier voyage au M’Zab, dans la pentapole Ibadite située dans le désert, à 700 kilomètres au sur d’Alger . C’était en 1977, pour mon premier emploi j’avais décroché un poste d’architecte des Monuments historiques au ministère algérien de la Culture . Manuelle Roche, photographe et enseignante aux Beaux-arts d’Alger, m’a offert l’hospitalité dans la maison qu’elle louait avec son mari André Ravéreau dans la palmeraie de Béni Isguen. Ravéreau a été à l’initiative de la reconnaissance de ce site du M’Zab, et il y a réalisé des bâtiments remarquables comme la Poste de Ghardaïa. Ce sont eux qui m’ont montré les filiations, en y mettant quelques bémols, du Mouvement moderne avec l’architecture méditerranéenne[5], qui m’ont parlé des voyages de Le Corbusier en Algérie dès 1931, et, en visitant la mosquée du cimetière d’El Atteuf, à en voir les sources d’inspiration pour la chapelle de Ronchamp, quand bien même les détails de la première obéissent à un « système structural rigoureux », quand ceux de Le Corbusier « apparaissent arbitraires et décoratifs ».

Ca c’est pour l’architecte …

 

Dans les années 1980, en promenade dans le quartier latin, je suis rentré dans la galerie Zlotowski au 20 rue de Seine, attiré par les couleurs vives de tableaux en vitrine. Celle-ci présentait quelques petits formats, dessins et peintures, de Le Corbusier. J’ai pensé acquérir une œuvre, mes finances ne me l’ont pas permis, même si les prix d’alors étaient sans commune mesure avec ceux d’aujourd’hui ; c’est un regret. Mais pour moi cette galerie est restée une halte toujours vivifiante, et chaque fois que j’ai l’occasion de déambuler dans la FIAC, je m’arrête à l’espace de la galerie Zlotowski où celui-ci me fit cadeau de son catalogue, à défaut d’acquérir une œuvre.

Ca c’est pour le peintre…

 

Fin des années 1990, je me suis lancé dans une thèse , complètement inconscient de l’énorme travail que cela représentait. Je cherchais un sujet sur l’atelier de la rue de Sèvres, et parmi la documentation que je commençais à accumuler, il y avait les lettres de Le Corbusier à son maître d’apprentissage de la Chaux-de-Fond, Charles L’Eplattenier[6]. A leur lecture, j’ai été étonné par la maturité de ce jeune d’à peine vingt ans, traversant l’Italie, les Balkans et la Grèce. Tous les soirs, durant ces voyages d’études, il était devait tenir un journal et rendre compte à son maître des bénéfices de sa journée : les visites de monuments et sites, leurs analyses faites ici avec une grande acuité, les dessins remarquables de synthèse et beaux. Plus tard sera publiée sa correspondance avec son ami, l’écrivain et philosophe William Ritter, ainsi que celle avec Auguste Perret, deux autres maîtres dans la formation de Charles-Edouard Jeanneret. Ces courriers vont servir de fil conducteur à l’excellent bande dessinée[7] dont j’ai parlé voilà dix ans dans le premier billet de juin 2005 « De briques et de brocs », dont voici un extrait : « On y voit un Le Corbusier (nom emprunté à sa mère) perçant sous la peau du jeune Charles-Edouard, un bourreau de travail, un idéaliste exalté, un passionné courant l’Europe et assoiffé de savoir, un « feu follet » que son professeur et mentor, Charles L’Eplattenier, verra peu à peu lui échapper. Ce jeune homme fougueux et « non conventionnel » frôlera avec les idées extrêmes de cette époque d’entre deux guerres, oscillant dangereusement entre socialisme et nationalisme ». Cette bande dessinée des premiers 38% de la vie de Charles-Edouard Jeanneret s’achève en 1917, quand avec le peintre Amédée Ozenfant Il décide de prendre le nom de Le Corbusier.

Ca c’est pour l’épistolier…

 

Le Corbusier, c’est tout ça, l’épistolier, le peintre, l’architecte, l’urbaniste, c’est ce qui force l’admiration pour cet homme, en plus de créer pour la sculpture, la céramique, la tapisserie. Toute son action est tournée vers l’homme, pour lequel, naïvement, il cherche à créer un environnement idéal à l’aide de la mesure, inspirée de l’idéal Grec du nombre d’Or au VIIème siècle av.JC. Ce sera le Modulor avec lequel il croît sincèrement pouvoir donner toute sa « mesure » pour l’homme. C’est en ce sens que l’exposition du Centre Georges Pompidou[8] est intéressante : elle montre tous les talents de l’homme, même si ils sont inégaux, même si elle n’en montre pas toutes les facettes, claires et obscures. Pour cela les historiens s’en chargent, laissons les effets d’annonce aux histrions de l’ « a »culture.

 

Enfin, l’œuvre corbuséenne peut se résumer avec ce symbole de la Main ouverte, « Pour donner et pour recevoir », disait le Corbusier.

 

Vincent du Chazaud

29 juin 2015

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[1] Pierre Jeanneret (1896-1967), cousin de Le Corbusier, associé régulièrement sur les projets de ce dernier, notamment celui de Chandigarh où, imposé par Le Corbusier, il a conduit les quinze premières années du chantier et vécut les quinze dernières années de sa vie… Il y a réalisé d’importants bâtiments, et conçu un grand nombre de mobilier. Ses cendres ont été dispersées sur le lac Shukna à Chandigarh.

[2]« Jean Prouvé par lui-même » propos recueillis par Armelle Lavalou, éditions du Linteau, Paris, 2001

[3] Ecole nationale supérieure des arts et industries de Strasbourg, une des trois écoles pour l’enseignement de l’architecture avec les Ecoles des Beaux-arts et l’Ecole spéciale d’architecture. L’ENSAIS est issue des écoles techniques du bâtiment allemandes (Bauschüle), créée en 1875 lors de l’occupation de l’Alsace.

[4] Jean Prouvé, « Une architecture par l’industrie », éditions Artemis, Zurich, 1971

[5] André Ravéreau, « Le M’Zab, une leçon d’architecture », éditions Sindbad, Paris, 1981

 

 

[6] Le Corbusier, « Lettres à ses maîtres, II, Lettres à Charles L’Eplattenier », éditions du Linteau, Paris, 2006

[7] Sambal Oelek « L’enfance d’un architecte, les premiers 38% de la vie de Le Corbusier » Editions du Linteau, 2008

[8] « Le Corbusier, mesures de l’homme », exposition au Centre Pompidou du 29 avril au 3 août 2015