Billet n°75 – QUESTIONS SUR L’ARCHITECTURE 1/2
Lieu marquant durant mes études en architecture à l’ENSAIS[1], c’est la bibliothèque. Carrefour géographique et culturel de l’école, gérée par le truculent “papa” Jung, un alsacien aimant passionnément sa région natale et ses spécialités culinaires, son embonpoint en témoignait, la bibliothèque était le lieu d’échanges entre professeurs et élèves, et de la connaissance, notamment au travers des revues d’architecture, dont les parutions de “L’Architecture d’Aujourd’hui”, “Techniques et Architecture”, “Domus”, “L’œil” et d’autres étaient attendues avec impatience. Ici était le véritable lieu d’enseignement et d’ouverture, autant à l’histoire qu’à l’actualité présente de l’architecture, comme le soulignera un de ses anciens élèves, Claude Vasconi, dans un entretien qu’il m’accordait le 29 janvier 1998[2].
En dehors des ouvrages consultés en bibliothèque à l’ENSAIS, le premier livre sur l’architecture m’ayant appartenu, acheté ou volé à la librairie Berger-Levrault de Strasbourg, fut celui de Jean Prouvé, « Une architecture par l’industrie »[3]. En quittant l’école cinq ans plus tard, je l’ai offert à mon camarade le plus remarquable, Christian Perrier, rentré major, garçon cultivé, grand lecteur des Chants de Maldoror, avec qui je traînais dans les cinémas permanents de quartier projetant des films de série B où nous installions des après-midi entiers avec bière et Munster, et qui, devenu architecte ENSAIS, travailla chez un imprimeur parisien. Plus tard j’ai cherché vainement cet ouvrage de Prouvé maintenant épuisé et non réédité, alors qu’il devrait être réédité et offert par le ministère de tutelle à chaque nouvel étudiant en architecture. La découverte du travail de ce “constructeur” fut une illumination. Ce métier ne faisait pas seulement appel à l’esthétique, au “beau” académique, mais aussi à l’utile, à la construction intelligente. Durant mes études, je me “rigidifiais” dans des recherches assidues sur les combinatoires de la géométrie, ce qui me valut le sobriquet de “supertrame”. Comme je sentais qu’il me fallait un contrepoids à cette formation scientifique, j’ai sombré dans les fanfreluches du Post-modernisme ambiant (on était au milieu des années soixante-dix), dont le seul intérêt fut de m’ouvrir à l’histoire de l’architecture, discipline alors peu et mal enseignée à l’école.
Plusieurs années plus tard, j’ai acheté une DS Citröen de 1969[4] à un vieux monsieur qui l’avait remisée dans une grange au moment du choc pétrolier de 1973 pour la remplacer par un véhicule moins gourmand en carburant. Tirée de l’oubli et remise à neuf, atours gris métallisés, intérieur velours rouge, cette splendide « baleine » aux lèvres fardées de l’éclat de ses chromes m’attendait chaque semaine (à cette époque je partageais mon activité professionnelle entre Aéroports de Paris et mon agence en Charente), échouée sur le trottoir face à la gare d’Angoulême, comme une péripatéticienne. Le moteur allumé, elle remontait ses jupes pour montrer la pureté de ses formes issues d’une recherche industrielle savante, symbiose de l’esthétique et de la technique. La filiation avec le livre de Prouvé “Une architecture par l’industrie” m’apparaît aujourd’hui évidente[5]. Sur une ligne droite de Dordogne, le long capot de la DS, mal fixé, s’est brusquement retourné sur le pare-brise, comme la langue d’un caméléon qui prestement aurait happé un insecte collé à la vitre. Je dus arpenter les cimetières de voitures à la recherche d’un nouveau capot, déambulant parmi les entassements de véhicules accidentés, au milieu de drames humains vécus par la « faute » du progrès, grâce auquel on ne meurt plus de froid comme en 1954 (encore que…), mais écrasé sur la route des vacances. On pourrait également imaginer des cimetières d’architectures, où s’entasseraient les matériaux à recycler ainsi que des pièces de rechange de constructions réalisées en série…
Enfin, il y a ce métier d’architecte que j’essaie de pratiquer depuis un quart de siècle, et pour lequel j’éprouve de plus en plus de distance. J’hésite encore, quand on me demande ma profession, à dire “architecte”, quand il me semble qu’il paraît plus facile de dire que l’on est médecin ou professeur, charpentier ou maçon, voire garde-champêtre ou gendarme. Aussi peuvent traîner ça et là des propos amers sur l’architecture et ceux qui la font, architectes (je n’emploie pas le mot de « confrère » tant il sonne faux), ingénieurs, maîtres d’ouvrage… et tous ceux qui de plus en plus gravitent autour de la construction. Pendant la période exaltée de Mai 68, les étudiants en architecture des Beaux-Arts traitaient d’ ”architecte” celui qu’ils voulaient injurier… Il me reste encore le goût amer de la destruction des panneaux Matra de Prouvé sur cet établissement de l’EREA d’Angoulême (Etablissement régional d’enseignement adapté) que j’ai eu à réhabiliter, trente ans après ma découverte et mon enthousiasme pour “l’homme de Nancy”. Quelle pitié, quelle honte, même si j’eus le « feu vert » de Joseph Belmont, architecte du projet et président de l’association des « Amis de Jean Prouvé », et même si René Dottelonde n’a pas pu éviter le même sort aux panneaux Matra de son université de Lyon-Bron… Ce remords me hante toujours. Faut-il regretter la disparition de ces architectures? Ces panneaux Matra contenaient de l’amiante. C’est le côté « sombre » de cette époque où la croissance s’emballait. Aveuglés par les rapides progrès de la science, chercheurs et industriels ont joué aux « apprentis sorciers » en appliquant à la production les recherches fondamentales sans prendre le temps, ou sans en avoir le recul, pour en mesurer l’impact sur l’homme et son environnement. Quelques signes alarmants sont là pour nous appeler aujourd’hui à la vigilance : l’énergie nucléaire et Tchernobyl, l’agro-alimentaire et la « vache folle », l’industrie automobile et l’atmosphère urbaine saturée de plomb, le secteur du bâtiment et l’amiante… La faculté des sciences de Jussieu d’Edouard Albert est depuis plusieurs années déjà, et pour quelques autres encore, un immense chantier de désamiantage, complexe et coûteux. Comble, et funeste retour des choses, les chercheurs de cette université sont les premières victimes de ce produit du bâtiment largement utilisé dans les années 1970 pour ses qualités ignifuges. Le père d’un ami, le professeur Charles Thibault, chercheur pendant vingt ans à Jussieu et pionnier en France sur la recherche de fécondation in-vitro, a succombé en août 2003 à un cancer de l’amiante, le mésotellium…
Vincent du Chazaud
[1] Ecole nationale supérieure des arts et industries de Strasbourg, fondée par les Allemands en 1874, sur le modèle des Technischescule, école polytechnique formant ingénieurs et architectes.
[2] “L’architecture, c’était presque parallèle à l’enseignement. A l’ENSAIS nous avions la chance d’avoir une bibliothèque avec des revues, on pouvait avoir accès à tout ce qui se passait en Allemagne, en Suisse, en France ou ailleurs. Donc c’était presque un enseignement d’autodidacte au sein même de l’école, plus que par la prégnance d’un enseignant qui est là statutairement à vie, et qui racontait pratiquement tous les ans la même chose. C’était sans intérêt. Mais il y avait une obligation d’être à l’école. Le fait d’être obligé d’y être quasiment à temps plein faisait qu’à un moment donné tu rentrais dans un sujet, tu te mettais dans une recherche plus par toi-même, dans un esprit d’atelier. On n’était pas nombreux, on formait un petit groupe avec auto-émulation, qui avait une ouverture au-delà des frontières, au-delà du Rhin, ce qui faisait que c’était très intéressant à ce niveau là. L’école devenait un atelier où l’on bossait. Ce n’était pas un atelier où l’on venait pour apprendre, c’était un atelier où l’on venait pour bosser. Pour apprendre c’était l’ouverture via la bibliothèque, via le franchissement des frontières, ça c’était bien.” BERTAUD DU CHAZAUD Vincent, L’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries de Strasbourg (ENSAIS)- De l’école en général (1874-1998), de son département architecture en particulier (1948-1998), volume 2, mémoire de DEA Histoire de l’architecture moderne et contemporaine, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 1999.
[3] PROUVE Jean, Une architecture par l’industrie, Artémis, Zurich, Paris, 1971.
[4] Une des icônes de l’esthétique industrielle des années soixante, dont Roland Barthes écrira: « La Déesse est visiblement exaltation de la vitre, et la tôle n’y est qu’une base. Ici les vitres ne sont pas fenêtres, ouvertures percées dans la coque obscure, elles sont grands pans d’air et de vide, ayant le bombage étalé et la brillance des bulles de savon… » BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957.
[5] Filiation plus flagrante encore de Prouvé avec l’automobile, la 2 CV Citroën qui, par ses assemblages en pliures de tôles plissées, comme les constructions de Prouvé, ressemble à ces savants pliages japonais, l’Origami. Le simple « jeu » de déformation savante de la tôle plane permet de rigidifier et assembler la carcasse d’une construction, économisant la matière lors de la fabrication et la main-d’œuvre lors du montage. La 2 CV, tant pour son moteur (comparé à l’assemblage en parallèle de deux moteurs de Solex), que pour sa carrosserie, fut un terrain d’expérience et d’initiation à la mécanique pour bien des jeunes des générations des années soixante et soixante-dix, dont je fus. Sur les routes en lacets de Grèce et de Turquie, dans les côtes du Monténégro, sur les chemins ardents d’Espagne et du Maroc, jamais la 2CV fourgonnette, que mon frère et moi avions empruntée à mon père, ne nous fit faux-bond, toujours nous avons pu nous dépanner. La construction, comme l’automobile, va s’épurer et se lisser pour n’être plus qu’une juxtaposition de matières soudées ou collées sans ingéniosité, le fameux « joint néoprène » venant pallier tous les manques d’imagination.