Billet n°83 – TROIS PETITS LIVRES, DEUX GROSSES BD (1/2)
La taille de ces cinq ouvrages, petits ou gros, est indépendante de leur qualité à chacun. Dans des genres différents, ils se rejoignent sur un même sujet, celui du combat des petits contre les gros, des faibles contre les puissants, ainsi que des pratiques douteuses des pouvoirs pour se maintenir en place. Il était un temps, mais c’était aux temps lointains de la chevalerie, où celui qui était adoubé acquérait une certaine puissance et un certain prestige qu’il mettait au service de son suzerain, mais aussi des faibles, de la veuve et de l’orphelin… Autre cas d’abaissement, la légion d’honneur aujourd’hui est tellement galvaudée, qu’on se distingue plus en évitant de l’exhiber, en la refusant, ou en n’étant pas promu dans son rang…
Ces cinq ouvrages, petits et gros, ouvrent les archives d’une période démarrant en 1945 à la Libération, puis celle du gaullisme, depuis l’arrivée au pouvoir du général en 1958, jusqu’aux derniers soubresauts de ce régime avec l’ère sarkozyste, soit un peu plus d’un demi-siècle, avec une quinzaine d’années d’un intermède mitterrandien de 1981 à 1995.
Les trois petits livres sont publiés, et écrits même pour deux d’entre eux, par l’excellent éditeur Bernard Marrey, dont la maison s’appelle « Les éditions du Linteau ». Il faut les lire l’un derrière l’autre, car ils racontent des histoires tellement proches ; l’époque, les personnages et les évènements qui y sont relatés sont issus d’un même moule, et les « héros » de ces histoires sont des hommes hors du commun.
Le premier livre, « La mort de Jean Prouvé »[1], reprend les mots de désarroi écrits à ses enfants peu avant sa mort en 1984 par l’industriel et créateur nancéen, lorsqu’il est contraint d’abandonner son usine de Maxéville : « sachez que je suis mort en 1952 (…) De mes occupations après 1952, des amis très chers m’ont affirmé que j’avais réussi. Personnellement, je n’en ai jamais été convaincu et cela m’a détruit un certain goût de la vie ». Le Corbusier lui écrit à ce moment, avec ses mots bien à lui, quelque chose comme « ils vous ont coupé les abattis, il va falloir vous débrouiller avec le reste ». Les promesses de commandes non tenues de l’Etat, les pressions des entreprises du BTP sur le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, ayant eu longtemps à sa tête, pourtant, un homme ouvert au progrès comme Claudius Petit, la mainmise du puissant groupe de l’Aluminium français dans une entreprise créative, un ensemble de conjonction vont écarter Jean Prouvé de son entreprise, laquelle ne résistera pas au départ de son chef d’entreprise et finira par péricliter.
Le second livre, « Paul Chaslin, souvenir d’un entrepreneur tout terrain »[2] est une autobiographie dans la première partie de l’ouvrage jusqu’à la pénible épreuve du procès qui, trop douloureuse pour lui, fut écrite par Bernard Marrey, son ami et éditeur. Paul Chaslin y raconte son engagement militant, dans le scoutisme d’abord où il se forge un esprit d’équipe, puis dans les associations culturelles, puis avec la création de son entreprise de bâtiments industrialisés, GEEP industrie, dans laquelle il fonde l’espoir d’un travail d’équipe, se démarquant de l’entreprise capitaliste… Son client, ce sont les collectivités mais surtout l’Etat, les commandes affluent mais les paiements ne suivent pas. Les banques garantissent jusqu’au jour où elles décident de lâcher celui qu’elles maintiennent en respiration artificielle, alors qu’il était sorti de l’eau. Pour finir la justice condamne, c’était le 17 mars 1978… Appel et cassation ne changeront rien à sa peine, de la prison avec sursis. Il faut attendre 1986 pour que les mérites de Paul Chaslin soient enfin reconnus lorsque lui fut remis le 21 février la Légion d’honneur des mains de Germaine Tillion, en présence d’un grand commis de l’Etat, Paul Delouvrier. Pourquoi l’avoir acceptée ? Une façon sans doute de laver son honneur, et pour l’Etat de faire son mea culpa à bon compte… Napoléon, qui institua cette récompense en 1802 pour les mérites éminents militaires ou civils rendus à la nation, disait « c’est avec des hochets que l’on mène les hommes »… et cela perdure…
La lecture de ces deux premiers livres, petits mais riches, nous rappelle un troisième, pas plus gros, « Fernand Pouillon, l’homme à abattre » [3], qui fit déjà l’objet d’un billet, le n°11 de juillet 2010. Sans doute Pouillon, et il l’a écrit lui-même, a-t-il fait les frais de la vindicte de Michel Debré, d’une part envers un homme aux idées libérales et favorables à l’indépendance de l’Algérie, d’autre part envers un architecte qui troublait ce milieu du bâtiment choyé par le monde politique, car auprès duquel il trouvait son financement. Faut-il voir dans l’arrestation de Pouillon la main du SAC ? L’implacable instrument de ce pouvoir de l’argent et de la politique pour broyer l’homme Pouillon et le danger qu’il représentait, s’appelle la « justice », et ses représentants, les juges Seligman et Dauvergne, le procureur Jacques Herzog. Ces derniers se sont posés en défenseur de la politique du gouvernement en matière de logement social, c’est-à-dire un maintien des pratiques établies par l’ordre des architectes et les entreprises du BTP. La condamnation prononcée à l’encontre de Pouillon était disproportionnée par rapport à son rôle et au regard des condamnations des autres inculpés dans l’affaire du Comptoir National du Logement (CNL), ainsi qu’au regard d’autres affaires de ce genre traitées à l’époque.
Dans les deux premiers livres on voit deux hommes, l’un Lorrain Jean Prouvé, l’autre Breton Paul Chaslin, issus de milieux plutôt modestes, des artistes actifs dans le mouvement Art nouveau de l’Ecole de Nancy pour le premier, des commerçants à Loudéac en centre Bretagne sous développée pour le second… Ils sont des entrepreneurs « entreprenants », créatifs, imaginatifs. Ils étaient des chefs d’entreprise militants, l’aspect humain était plus important que le profit. Jean Prouvé ne concevait son travail qu’en équipe, et lors de l’assemblée générale du 30 juin 1953 au cours de laquelle il remit sa démission il déclara : « Sans la compétence et la foi en ce que l’on construit, à laquelle tous doivent participer, il ne peut y avoir de certitude de réussite ». Quant à Paul Chaslin il écrit qu’il a toujours eu le souci « de réunir les gens, de réunir les activités (…) j’ai toujours cherché à m’associer avec d’autres, à associer les gens ». C’est la crainte de perdre le contrôle de leur entreprise, et l’esprit qu’ils y avaient insufflé, qui leur sera fatal. Victimes de leurs succès, la trésorerie ne suit pas le rythme de croissance de leurs entreprises ; Chaslin refuse de procéder à une augmentation du capital ce qui le rend à la merci des banques, Prouvé s’y plie ce qui le rend à la merci de ses actionnaires. Ils ont été broyés par deux systèmes, l’un politique avec une administration étatique désinvolte et peu fiable, l’autre économique avec des lobbys d’entreprises du bâtiment gardiennes de leurs suprématie et pourvoyeuses de fonds des partis politiques de toutes tendances. Ces trois hommes, car on peut associer Fernand Pouillon l’architecte au sort fait aux deux industriels, ont pris des risques, mais qu’est-ce qu’une entreprise qui ne prend pas de risques ? Lors du procès de Paul Chaslin et de GEEP industrie en 1978, Henri Ducassou[4], cité comme témoin, déclara au tribunal : « Veut-on faire ici le procès du risque ? Si le risque est calculé de telle façon que la réussite soit certaine, peut-on parler de risque ? (…) Un entrepreneur n’a pas d’autres choix : ne rien faire ou prendre des risques ». Et citant Jean Jaurès : « Dirige celui qui risque ce que les dirigés ne veulent pas risquer ».
Dans ces trois livres, les trois acteurs principaux sont animés par la volonté de construire vite et à bas prix, car l’époque le réclame, mais de qualité et solide, avec comme résultat une architecture créative car conjugaison d’humanisme, d’intelligence et de talent. Dans cette période de l’après-guerre, cet état d’esprit a parfois manqué aux différents ministres de la reconstruction, hormis Eugène Claudius-Petit, soumis aux diktats des maîtres de forges qui freinaient la production d’acier avec la hantise de se voir nationalisés et des cimentiers qui monopolisaient le bâtiment et imposaient leur façon de construire. Cette politique sera fatale aux Ateliers Jean Prouvé en 1953, alors que son chef d’entreprise était un des créateurs les plus importants de cette première moitié du XXème siècle. Près de vingt ans plus tard, GEEP industrie subira le même sort, cassé par les banques et étranglé par l’Etat qui n’honorait pas ses créances. Pourtant Paul Chaslin et son entreprise auront aidé et participé à équiper la France après la crise de 1968, alors déficitaire en locaux scolaires et universitaires.
Plane l’ombre de politiques complices de grands groupes du BTP, trempent dans ces affaires les mains sales des hommes du SAC chargés des basses œuvres du gaullisme. Cet aspect sombre et sanglant de notre histoire sera évoqué dans une BD dont il sera question dans le prochain billet, « Cher pays de notre enfance, enquête sur les années de plomb de la Vème République », dont la couverte représente la photo officielle du président de la République, Charles de Gaulle, dont le costume est éclaboussé de rouge « sang » sur le côté.
Vincent du Chazaud,
9 février 2016
[1]La mort de Jean Prouvé, Bernard Marrey, Editions du Linteau, Paris, 2001
[2] Paul Chaslin, souvenir d’un entrepreneur tout terrain, Editions du Linteau, Paris, 2012
[3] Fernand Pouillon, l’homme à abattre, Bernard Marrey, Editions du Linteau, Paris, 2010.
[4] PDG d’une importante entreprise du bâtiment, membre du Conseil économique et social, ancien vice-président de l’Association nationale des Chambres de commerce et d’industrie.