Ce titre est emprunté à celui d’un billet d’humeur de l’architecte Christian Enjolras, membre de l’association des « Amis de Jean Prouvé », qu’il écrivit en avril 2004.
Aujourd’hui, on a presque l’impression qu’on ne peut contempler ou apprécier une œuvre, non pour ce qu’elle représente, mais pour le prix qu’elle coûte. Evidemment l’œuvre unique peut mériter sa cote, relativement à sa rareté ou sa difficulté de reproduction. C’était aux antipodes de la pensée et de l’action de Jean Prouvé ; il ne voulait certainement pas son œuvre comme unique, mais de large diffusion pour en abaisser le coût, et il pensait qu’elle pouvait améliorer la condition des hommes.
Aujourd’hui, en entrant dans le dispendieux et élitiste domaine des marchands d’art, son œuvre est devenue l’objet d’un engouement étrange, voire malsain. Le seul bénéfice que je vois dans cette « Prouvémania », c’est que des collectionneurs et galeristes relèvent de leurs ruines quelques œuvres reléguées et oubliées au fin fond de l’Afrique ou de la province française. Ce dépeçage, comme à Brazzaville le bâtiment d’Air-France, permet de remplir des containers de pièces détachées, qui seront mises en vente rue de Seine. Elles sont alors « embellies » et présentées dans l’écrin, très discret il faut avouer dans le cas de Nouvel pour FerEmbal (1), d’un artiste en vogue. A quand un défilé de mode dans les anciens bureaux FerEmbal ? Et l’on entend accoler les termes de « beau » et de « nomade » à des constructions pour lesquelles Prouvé ne voulait surtout pas faire du « beau pour du beau », mais peut-être belles parce qu’utiles, fabriquées avec peu de moyens et pensées intelligemment. S’il fallait à tout pris ranger l’œuvre de Prouvé à côté de celles d’autres artistes, ce serait Calder ou Giacometti, mais certainement pas les énormités ronflantes et encombrantes d’un Koons ou d’un Murakami.
Jean Prouvé éclaterait de rire, sans aucun doute, en lisant ce qu’on dit sur lui, en voyant ce qu’on fait de ses travaux. On le dit architecte, ce qu’il a refusé, on le classe ingénieur, ce qu’il n’a jamais été, Prouvé est un autodidacte, « un tortilleur de tôles » comme il se désignait modestement, ce qui n’enlève rien à son génie. Ses maisons industrialisées sont appelées aujourd’hui « construction nomade » ce qui fait plus chic que « maisons usinées », celles qu’il réclamait au lendemain de la guerre quand le logement faisait cruellement défaut, celles qu’il voulait offrir à l’abbé Pierre après son pathétique appel de 1954 et que l’administration lui refusa (2).
Je trouve d’une certaine indécence les énormes sommes d’argent englouties pour l’achat et la rénovation de ces maisons initialement destinées aux pauvres sans-logis. Et là je pense sincèrement que Prouvé n’aurait pas été d’accord, et tapant du poing sur la table il aurait tempêté : « Ca suffit, détruisez-moi ça, on va faire autre chose de mieux et abaisser les coûts grâce à la grande série. La Fondation de l’abbé Pierre en a cruellement besoin, vu le nombre croissant de pauvres et de sans abris… » A l’opposé de la « Prouvémania » actuelle…
Vincent BERTAUD du CHAZAUD
(1) FIAC 2010, bureaux FerEmbal galerie Seguin, exposé dans le Jardin des Tuileries.
(2) MARREY Bernard, « L’abbé Pierre et Jean Prouvé », Editions du Linteau, Paris, 2010.