Sans doute était-il plus pressant de parler de la suppression de la Direction de l’architecture au sein du Ministère de la culture ? Personnellement je ne serais pas fâché qu’elle quitte ce ministère-là pour renaître dans un autre, plus approprié aux multiples fonctions de l’architecture: mais alors quel ministère ? Aucun, peut-être, ou un ministère à part entière de l’architecture et de l’urbanisme, tant est pressante la question des dégâts à la périphérie des villes et villages en France (1). Actuellement se tient à la Cité de l’architecture une exposition somptueuse, mise en scène par Jean Nouvel, consacrée à celui qui fut un temps son mentor, Claude Parent, avec en sous-titre « l’œuvre construite, l’œuvre graphique » (2). Personnellement je ne retiendrai que cette deuxième partie de l’exposition, avec le regret que Parent ne se consacre pas à la bande dessinée plutôt qu’à l’architecture. Sa théorie fumeuse sur l’architecture oblique me laisse « bancal »… et pour citer Malraux « toute théorie doit être condamnée au chef-d’œuvre ou à l’oubli ». Heureusement celle de Parent fut vite oubliée, et ses gesticulations architecturales ont vite lassé. Si son architecture n’a pas résisté à l’usure du temps comme le souligne Frédéric Edelmann dans son article embarrassé du Monde (3) (Maison de Téhéran invivable et désaffectée, servant de totem publicitaire le long du périphérique, centre commercial de Sens enfoui sous les enseignes, maisons Drusch à Versailles et Bloc à Antibes défigurées…), il nous reste à espérer que les monolithes en béton qu’il dessina pour les centrales atomiques d’EDF ont fait l’objet de calculs sérieux de la part des ingénieurs. Enfin, et pour en finir avec cette fumeuse théorie de l’oblique, je peux vous assurer en être souvent victime dans mon bureau qui présente un plancher incliné (l’usure du temps cette fois). Combien de fois je me suis retrouvé cul par terre, ma chaise à roulette ayant sans bruit foutu le camp alors que je me levais pour attraper un dossier sur une étagère. A l’opposé des conceptuels, Jean Prouvé est un manuel pour qui faire et penser ne font qu’un. On connaît Prouvé pour son travail à partir du métal (il se qualifiait lui-même de « tortilleur de tôle»), moins pour sa contribution dans l’utilisation de nouveaux matériaux comme le plastique, comme dans celle de très anciens matériaux comme le plâtre. Pour le projet de sa Cité radieuse, Le Corbusier l’avait consulté pour étudier une cellule industrialisée pouvant s’intégrer dans la structure béton, le fameux casier à bouteilles. «En réalité, à Marseille, cette idée n’a pas été respectée. Pour Le Corbusier, j’avais donc dessiné deux principes constructifs, l’un en métal, l’autre en béton, pour respecter son idée et réaliser des cellules entièrement préfabriquées au sol puis introduites dans le fameux bouteiller. Mais les ingénieurs ont calé. J’avais imaginé des cellules en plâtre, vous voyez que je n’ai pas de matériaux privilégiés (…) Ces dessins ont été remis à Le Corbusier. Je ne pense pas qu’ils les aient trouvés à la Fondation. Je pense que c’est plutôt Candilis qui les a. Il était à l’époque un collaborateur de Le Corbusier et je crois qu’il y a de sa part un peu de jalousie et qu’il a dû escamoter ça. C’est drôle les hommes quand ça s’y met, vous savez…. » (4) Dans les années « 70 » Jean Prouvé met au point avec Matra un panneau de façade composite, résultante de plusieurs recherches convergentes, les siennes et celles de Matra. Pour Prouvé, ce panneau est la conjonction de recherches, la première déjà ancienne, sur deux aspects de la construction :
- les panneaux dits « sandwich » adaptés au mur-rideau, des panneaux allégés avec des parois finies intérieurement et extérieurement. Prouvé s’est intéressé dès les années « 30 » au mur-rideau, en étant, sinon l’inventeur, un des précurseurs (5).
- les capacités innovantes des matériaux issus de l’industrie pétro-chimique. Dès 1965, il conçoit avec Saint-Gobain une maison plastique, puis à partir de 1971, il étudie un panneau de façade en polyester, avec Reiko Hayama et Serge Binotto ses collaborateurs de la rue des Blancs-Manteaux, ainsi qu’avec la Division Industrie Plastique (DIP) de Matra. C’est par un auditeur de ses cours au CNAM, ingénieur chez Matra, que le contact a été pris.
Matra de son côté menait déjà des recherches sur le matériau plastique, notamment dans deux directions :
- la mise au point de panneaux sandwich isolants depuis 1965, appliqués aux conteneurs isothermes.
- l’adaptation à la carrosserie automobile depuis 1968, grâce à la souplesse du matériau plastique par procédé de thermoformage, utilisé notamment pour son modèle « Espace », puis abandonné au profit de l’acier quand celui-ci sera fabriqué par Renault.
Matra va diversifier l’activité de la DIP en étendant son savoir-faire sur le plastique à l’industrialisation du bâtiment, pour lequel seront fabriqués deux types de composants :
- les « tuiles » de couverture des piscines Tournesol (de 1975 à 1978), à la suite du concours des « 1000 piscines » remporté en 1969 par Bernard Schoeller.
- les panneaux de façade Matra 1 et 2, mis au point à partir de 1971 avec Jean Prouvé.
Pour la réalisation de panneaux sandwich, le prototype Matra 1 utilisait un isolant phénolique qui fut abandonné à cause de sa mauvaise adhérence. Le panneau Matra 2, avec une mousse polyuréthane injectée sous vide, sera commercialisé et adapté à plusieurs programmes de constructions, parmi lesquels:
- les tours hexagonales des stations-services Total (1972, certaines fonctionnent encore comme à Mauzé dans les Deux-Sèvres).
- l’université de Lyon-Bron (1969-1976, architecte René Dottelonde), sur une charpente métallique de Léon Petroff, les panneaux y développant toute leur souplesse d’utilisation.
- l’Etablissement national de perfectionnement d’Angoulême (ENP devenu EREA, 1970-1975, architectes Joseph Belmont et Roger Guiard), construit par l’entreprise Desse de Floirac avec laquelle Prouvé mènera des recherches sur l’industrialisation de bâtiments scolaires.
Les panneaux n’ont pas été homologués immédiatement par le CSTB. Total a pu bâtir ses stations-service car il était son propre assureur. Pour l’université de Lyon 2 à Bron-Parilly , alors que 10 000 m2 étaient construits, les essais pour obtenir les agréments n’étaient toujours pas réalisés (6)…. Ces deux derniers programmes, universitaire et scolaire, ont fait l’objet d’une rénovation lourde. Dans les deux cas, les panneaux ont été démontés et remplacés. La plaque d’amiante placée à l’intérieur, afin d’assurer une bonne tenue au feu, leur a été fatale… Dans les deux cas, celui de Parent et celui de Prouvé, le sort fait à leurs constructions montre combien les hommes comme les idées sont changeants et évoluent, et que les théoriciens ne sont pas des prophètes. Mais à la différence de Parent, Prouvé n’a pas élaboré de théorie et il n’a jamais construit pour satisfaire son ego mais pour servir les hommes. Aussi ne considérait-il pas son architecture comme éternelle et immuable, ou sinon qu’elle puisse évoluer, s’adapter, être recyclée… Il construisit avec l’idée fixe d’économiser en moyens humains, en temps, en matière. Visitant la maison Prouvé de la rue de la Colline à Nancy, l’ingénieur anglais Peter Rice eut cette réflexion : « On ne peut utiliser moins de matière ». Que de son vivant un de ses bâtiments puisse être protégé au titre des monuments historiques aurait certainement semblé incongru à Prouvé qui s’y serait certainement opposé. Quand certains projets de Parent furent protégés au titre des monuments historiques, comme la Maison de l’Iran à Paris, celui-ci en fut flatté… mais aujourd’hui cette protection embarrasse le Cité universitaire internationale pour la rénover, voire la supprimer car elle ne sait qu’en faire. (1) Halte à la France moche, enquête sur l’urbanisme à la française, Télérama n°3135 du 13 au 19 février 2010 (2) Claude Parent, l’œuvre construite, l’œuvre graphique, Cité de l’architecture et du patrimoine (Palais de Chaillot), jusqu’au 2 mai 2010 (3) Claude Parent, un architecte tout en oblique, Le Monde daté du dimanche 24- Lundi 25 janvier 2010 (4) Jean Prouvé par lui-même, propos recueillis par Armelle Lavalou, Paris, Editions du Linteau, 2001 (5) Dans sa grande modestie, Prouvé minimisera son apport : « Je voudrais tenter de rectifier une fausse interprétation qui me poursuit depuis des années. J’entends dire : « Prouvé a inventé le mur-rideau ». Cela me fait bondir : jamais je n’ai pensé inventer le mur-rideau. J’ai imaginé, bien avant le marché de Clichy, en 1934-35 , une nouvelle façon de faire l’architecture, une nouvelle façon de mettre en œuvre les matériaux. Alors qu’on ne construisait que des immeubles dont les murs étaient porteurs, j’ai imaginé des immeubles structurés différemment. Ils comportaient une structure en métal ou en béton- comme un être humain comporte un squelette- auquel il fallait ajouter le complément logique d’un squelette : l’enveloppe. L’idée était donc de l’envelopper d’une façade légère. La structure se suffisait à elle-même, il était inutile de surcharger cette structure de matériaux qui n’avaient plus de rôle à jouer. Comme nous l’accrochions aux dalles de plancher, nous avons assimilé ça à un rideau, et nous l’avons appelé « mur-rideau ». Jean Prouvé par lui-même, propos recueillis par Armelle Lavalou, Paris, Editions du Linteau, 2001, p.24 (6) Entretien de l’auteur avec René Dottelonde le 12 décembre 2002.